C’était, évidemment, sans compter sur la citoyenne Sukaretto.
Rai était de ces personnes qu’on pouvait difficilement empêcher de faire ce qu’elle voulait faire. Ou plutôt, il était possible de limiter ses tentatives mais c’était prendre des risques politiques importants. C’était la première réalité à savoir sur la princesse rouge. La seconde, évidemment, est qu’elle adorait les petits fours.
Du point de vue de Meredith, on avait tout simplement cessé, progressivement, de l’informer des développements liés à la préparation de son départ pour l’Eurysie. Après un temps, comprenant que la situation était anormale, elle s’était renseignée auprès du commissariat aux affaires extérieures, lequel lui avait confirmé que, comme prévu, tout était en ordre et dans les temps pour le départ de Rai Sukaretto au Velsna.
Comprenant très bien ce qui s’était passé, et préférant ne pas supposer du nombre de faveurs que sa camarade avait dû exploiter pour prendre sa place, elle laissa aussitôt tomber. Ne pas se mettre en Rai et ses objectifs. Ne pas se focaliser sur quelque-chose d’aussi mineur. La citoyenne considéra passivement qu’elle avait un ambassadeur sur place, et que Rai, du reste, était une femme compétente. Elle lui passerait cette excentricité.
Rai Sukaretto était arrivée à l’ambassade kah-tanaise au Velsna avec quelques jours d’avance. Elle souhaitait profiter de l’occasion pour faire des affaires. Une volonté très assumée. Cette femme n’était pas seulement une représentante importante à la convention générale, mais aussi une égérie de mode - n’avait-elle pas relancée les mouvements néo-punks ? - et la représente d’une des Zaibatsus kah-tanais les plus populaires - à défaut d’être influente : la Fondation Sukaretto, organisme de charité autant que de mécénat. Et la Fondation espérait s’implanter durablement dans la région.
Ce mélange d’objectif public et privé (bien que le terme avait très peu de sens, dans une perspective kah-tanaise), tendait tout de même à déplaire à son hôte. Le citoyen Edmeon était de la vieille école. Il n’avait pas pris le pas de cette nouvelle école qui faisait mine de goûter au privé. L’illusion était un peu trop parfaite, sans doute. Il devait craindre que Rai – et ses pairs – ne deviennent le masque qu’ils portaient. Que ces coopératives immenses, émanations tout aussi citoyennes que les communes et syndicats, ne deviennent un jour d’authentiques mégacorporations.
Ou peut-être qu’il considérait très prosaïquement que si Rai était ici pour défendre la Fondation, elle devait s’en tenir à cela et laisser un autre s’occuper de la politique diplomatique. Peut-être, en fait, s’était-il préparé à recevoir Meredith et n’appréciait pas ce changement de dernière minute.
Il n’exprima rien en termes clairs et Rai décida d’ignorer l’hostilité silencieuse qu’elle ressentait. L’homme se comportait tout à fait cordialement et faisait de son mieux pour être un bon hôte. Ce qu’elle percevait de son opinion n’avait de toute façon aucune forme d’importance : ils étaient, tout deux, en mission ici.
Le jour de l’intronisation du Triumvirat, les deux représentants kah-tanais arrivèrent à la tête d’une délégation très réduite. Loin d’exiger un cortège de motards, des gardes du corps, des couloirs sécurisés, les citoyens kah-tanais s’assumaient comme tels : des citoyens. Dans la plus pure logique du « cool kah-tanais », cette politique esthétique qui visait à représenter l’Union comme à la pointe de la modernité, les officiels communaux brillaient par leur look, le branding qu’on leur avait associé. S’ils n’étaient sans doute pas aussi richement vêtus que les autochtones, leurs tenues brillaient par leur modernité. Le but était aussi de faire passer un message : nous ne sommes pas des politiciens comme les autres. Nous sommes l’avenir et, par conséquent, nous détonons.
Ce qui détonait, aussi, c’était la teneur des discussions entre les deux représentants. Encore que pour ça il fallait les entendre. De loin, ils semblaient s’entretenir de banalités d’usage, saluant poliment les représentants passant à portée.
Les deux approchaient doucement des marches du palais. Ils s’immobilisèrent.
« Pourquoi vous ?
– Je suppose que vous voulez dire "pourquoi vous et pas Meredith" ?
– Ou Caucase. Ou le chiffre. La convention me demande de maintenir des relations saines avec ce régime mais les commissaires se penchant sur son cas sont tous des radicaux.
– Nous sommes tous égaux Edmeon. Moi ou un autre ça ne change rien : nous appliquons la même ligne.
– Je suppose que nous pouvons faire comme si c’était le cas, Rai. »
Il le va la main à l'adresse des quelques photojournalistes venus immortaliser l'évènement puis tendit son bras à la princesse rouge, qui le saisit. Tout deux entrèrent dans le palais. Rai était souriante comme à son habitude. Edmeon affichait lui-même un air avenant.
« Le comité estimable me manque, soupira-t-il enfin.
– J'y siégeais déjà ! Certains diront même que nous étions plus radicaux à l'époque.
– Au moins nous savions à quoi nous en tenir. »
Rai acquiesça. Elle ne pouvait pas lui donner tort. La convention avait nommé le comité de reconstruction dans le but de consolider l’Union et de remettre à plat les tensions qui avaient commencées à émerger entre mouvements radicaux et modérés. Le pari avait réussi grâce aux efforts et à la bonne volonté des partis impliqués, mais avait durablement brouillé les pistes quant aux éthiques de chacun. Les radicaux menaient des politiques modérées, les modérés se compromettaient en pensées ouvertement révolutionnaires, le mélange total et absolu assassinait la politique au profit du pragmatisme : ce comité d’union pouvait aussi bien amener à un apaisement total de la situation politique intérieure qu’à une confusion très largement en faveur des radicaux les plus durs.
Edmeon était plutôt un réformiste. Elle comprenait donc son mécontentement. Elle lâcha le bras de l’ambassadeur et fit un geste vers certaines des délégations.
« Les Zélandiens. Ici il faut les considérer comme de l’OND ou du LiberalIntern ?
– Je pense qu’il faut avant tout les considérer comme des zélandiens. »
Il les fixa brièvement puis passa à autre chose. Rai acquiesça.
« Et Teyla… C’est leur reine ? » Elle eut un sourire de dérision. « En tant que princesse je suis sûre que nous aurions un tas de choses à nous dire.
– Les nobles eurysiens ont ignorés l'empire.
– Et moi je l’ai décapité. Nous sommes faits pour nous entendre. Non ? »
La question était rhétorique, aussi résista-t-il à la tentation de lui répondre. Il se contenta de sourire et de se diriger vers les différents représentants Velsniens.
« Allons saluer nos hôtes. Nous badinerons plus tard.
– Ouvrez la voie, Macduff. »