Posté le : 01 mai 2025 à 19:20:50
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La berline noire s'arrêta, moteur coupé, au coin d'une place écrasée de soleil dans un village côtier dont le nom semblait déjà s'effacer des cartes. Des filets de pêche séchaient sur un mur bas, exhalant une odeur âcre et salée qui se mêlait à celle, plus douce, des bougainvilliers en fleur. Kidd resta au volant, les yeux mi-clos derrière ses lunettes de soleil, observant le va-et-vient léthargique d'une paire de vieillards sur un banc et le vol hésitant d'un goéland.
Witt descendit, rajustant son veston comme s'il sortait d'une réunion d'importance. Il traversa la place, ses chaussures brillantes contrastant avec les pavés poussiéreux, et poussa la porte vitrée et jaunie du Bureau de Poste et Télégraphe local. Une clochette tintinnabula faiblement au-dessus de sa tête, un son grêle aussitôt absorbé par le silence épais de l'intérieur.
L'endroit était un vestige d'une autre époque. Un unique comptoir en bois sombre, marqué par des décennies d'utilisation, séparait l'espace public exigu de l'arrière-boutique invisible. Des affiches jaunies aux couleurs passées vantaient les mérites de prêts gouvernementaux oubliés et les charmes de destinations de vacances depuis longtemps démodées. Une odeur tenace de papier ancien, de colle séchée et de cire froide flottait dans l'air stagnant. La lumière peinait à traverser les hautes fenêtres encrassées, illuminant faiblement des tourbillons de poussière suspendus.
Derrière le comptoir se tenait un homme. Ni vieux, ni jeune, vêtu d'un uniforme gris trop grand pour lui, il avait le visage lisse et sans expression d'une figure de cire. Il ne leva même pas les yeux lorsque Witt s'approcha.
« Je viens prendre livraison pour Monsieur Arbor, » dit Witt, sa voix posée résonnant étrangement dans le silence.
L'employé ne répondit pas immédiatement. Il sembla consulter un registre mental invisible, puis hocha imperceptiblement la tête. Sans un mot, il se tourna, disparut quelques instants derrière un rideau de perles en plastique qui cliqueta tristement, puis revint. Il tenait entre ses doigts gantés de coton blanc un petit pli rectangulaire, d'un papier épais couleur crème, scellé par un cachet de cire rouge sombre où l'on devinait, plutôt qu'on ne voyait, l'empreinte stylisée d'un oiseau minuscule – un colibri, peut-être.
L'employé posa le pli sur le comptoir avec une lenteur cérémonieuse. Puis, pour la première fois, il leva les yeux vers Witt. Son regard était vide, comme celui d'un automate. D'une voix monocorde, récitant une formule apprise par cœur, il déclara :
« Le messager ailé a accompli son vol. Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de notre parfaite considération pour les courants ascendants. »
Witt soutint son regard une seconde, un léger frémissement d'amusement dans ses propres yeux bleus. Il récupéra le pli avec une égale lenteur, sentant la texture du papier épais et le relief du sceau sous ses doigts.
« Les courants sont dûment considérés, » répondit-il sur le même ton formel. « Mes remerciements pour votre diligence. »
Sans un autre mot, il pivota et quitta le bureau de poste. La clochette tinta de nouveau, un son futile qui se perdit aussitôt. Dehors, le soleil semblait plus éclatant, le bruit des vagues plus présent. Il traversa la place, rejoignit la berline. Kidd n'avait pas bougé, statue vigilante au volant. Witt monta à l'arrière, tenant le petit pli couleur crème entre ses doigts comme un artefact précieux et potentiellement dangereux. Le contenu restait à déchiffrer, mais le rituel de la réception était accompli. La machine de la Firme, avec ses rouages étranges et ses protocoles surannés, continuait de tourner.
La berline noire avait repris sa route, quittant la côte pour s'enfoncer légèrement dans les terres, traversant des paysages de garrigue odorante et de vignobles naissants sous un ciel d'un bleu implacable. Le soleil filtrait à travers les vitres teintées, créant des jeux d'ombre et de lumière mouvants sur les sièges en cuir usé. Kidd, toujours au volant, avait sorti un paquet de biscuits secs d'une simplicité rustique et les croquait avec une régularité métronomique, le regard fixé sur la route sinueuse.
À l'arrière, Witt avait délicatement brisé le sceau de cire rouge du pli couleur crème. Il en avait extrait une unique feuille de papier vélin, couverte d'une série de groupes de cinq chiffres, sans en-tête ni signature. Il sortit ensuite de sa poche intérieure un objet inattendu : une petite loupe de bijoutier, dont le manche en ivoire jauni était finement gravé de motifs géométriques complexes.
Tenant la feuille à la lumière diffuse, il positionna la loupe au-dessus des premières lignes. Il ne semblait pas lire les chiffres eux-mêmes, mais plutôt chercher quelque chose entre eux, ou peut-être dans les imperfections minuscules du papier, révélées par le verre grossissant. Ses lèvres bougeaient à peine, murmurant une séquence de mots ou de lettres inaudibles. Kidd continuait de croquer ses biscuits, apparemment indifférent.
Après quelques minutes de concentration silencieuse, un pli de satisfaction apparut aux coins de la bouche de Witt. Il rangea la loupe et le papier dans sa mallette, puis s'adossa plus confortablement contre la banquette.
« Nos collaborateurs locaux ont été diligents, » annonça-t-il à la nuque épaisse de Kidd. « Dans la mesure de leurs capacités, bien entendu. »
Il y avait une pointe de condescendance amusée dans sa voix. « Le colibri confirme trois points essentiels. Premièrement, le camion transportant les fournitures liturgiques – cierges, encens, ce genre de futilités – a connu une avarie mécanique imprévue ce matin. Rien de grave, juste assez pour perturber l'horaire de livraison habituel de la paroisse et créer un léger désordre dans les préparatifs de Frère Thomas. Une petite vague sur l'eau calme, suffisante pour masquer une ondulation plus significative. »
Il fit une pause, observant un faucon crécerelle planant au-dessus d'un champ d'oliviers. « Deuxièmement, une alerte de salubrité publique, comme ils l'appellent pudiquement – un feu de conteneur, je crois, dans une ruelle adjacente au secteur –, a mobilisé une partie des effectifs de la police municipale pendant une petite heure cruciale. Pas la garde rapprochée, naturellement, ceux-là sont d'une autre trempe, mais la surveillance périphérique, les rondes habituelles... C'est une légère diversion olfactive et visuelle, si vous préférez. »
Il eut un petit rire sec. « Et troisièmement, et c'est peut-être le plus poétique, nos deux "connaissances" un peu trop bavardes ont apparemment décidé, de manière tout à fait spontanée, d'anticiper leurs vacances annuelles. Une retraite spirituelle dans les montagnes, semble-t-il. Loin des oreilles indiscrètes et des tentations de poser des questions déplacées. »
Witt croisa les bras, l'air satisfait. « Rien de spectaculaire, voyez-vous, Kidd. Pas de violence directe, pas d'éclat. Juste une série de petites facilitations. Suffisamment de bruit blanc, de micro-chaos administratif et de distractions triviales pour que notre propre intervention, si précise, si silencieuse, passe totalement inaperçue. La part des corbeaux, pourrait-on dire, qui attire l'œil pendant que l'ange fait son œuvre. »
Kidd termina son dernier biscuit, essuya ses doigts sur son pantalon, et ne dit rien. Il se contenta d'appuyer légèrement sur l'accélérateur alors que la route commençait à redescendre vers la vallée où se nichait leur destination. Pour lui, les détails importaient peu. Seul le résultat comptait. Et le résultat approchait.
La berline avait quitté les routes ensoleillées bordées de vignes pour s'engager dans des chemins plus encaissés, serpentant entre des collines rocailleuses où seuls quelques chênes kermès rabougris semblaient trouver racine. Le paysage devenait plus austère, presque sévère, à mesure qu'ils approchaient de la paroisse perchée sur son promontoire. L'ombre de la voiture s'étirait devant eux sur la chaussée grise et fatiguée.
Witt rompit de nouveau le silence, reprenant le fil de ses pensées là où la confirmation des "facilitations" l'avait laissé. Son ton était celui d'un entomologiste décrivant les mœurs d'une espèce particulièrement prévisible, quoique déplaisante.
« Nos amis de l'Orga baltosienne, » commença-t-il, sa voix résonnant faiblement contre le cuir des sièges, « sont, il faut bien l'admettre, d'une rusticité confondante dans leurs méthodes. Là où nous privilégions l'incision chirurgicale, ils préfèrent le marteau-piqueur. Là où nous tissons une toile invisible, ils déploient des filets de pêche grossiers. Leur approche manque cruellement de finesse, de subtilité. »
Il marqua une pause, comme pour laisser Kidd – ou peut-être juste l'univers – apprécier la profondeur de son analyse. Kidd, lui, continuait de conduire avec une concentration imperturbable, ses yeux balayant la route et ses bas-côtés.
« Cependant, » reprit Witt, « il serait erroné de sous-estimer leur utilité dans un écosystème comme celui-ci. Pensez-y, Kidd, comme aux serins dans les mines de charbon d'antan. Des créatures fragiles, certes, au répertoire limité, mais dont le comportement est un indicateur précieux. »
Il se pencha légèrement en avant, comme s'il confiait un secret d'État au dossier du siège avant. « Ils chantent quand tout va bien pour eux – quand les affaires prospèrent, quand la police regarde ailleurs, quand leurs petites querelles intestines leur laissent le loisir de parader. Et leur silence soudain, ou au contraire, leur agitation excessive et désordonnée, nous renseigne tout aussi sûrement sur les changements dans l'atmosphère ambiante. Un concurrent éliminé ? Une descente de police imminente ? Une nouvelle opportunité lucrative ? Leurs pépiements et leurs silences sont une forme de baromètre brut, mais lisible pour qui sait écouter. »
Il eut un léger sourire condescendant. « Mais leur véritable utilité, celle pour laquelle nous daignons parfois les solliciter et tolérer leur existence criarde, c'est précisément leur capacité à attirer l'attention. En se faisant remarquer – par leur chant tapageur quand ils sont satisfaits, ou par leur chute brutale et silencieuse quand l'air devient vicié –, ils détournent l'attention du vrai danger. Le danger subtil, inodore, incolore. Celui que nous, mon cher Kidd, introduisons silencieusement dans la galerie, pendant que tout le monde regarde le petit oiseau jaune s'agiter ou s'éteindre dans sa cage. »
Il fit un geste vague vers l'extérieur, où les murs gris de la paroisse commençaient à se dessiner au loin, au sommet de la colline. « Leurs petites diversions d'aujourd'hui – le camion en panne, le feu de poubelle, les vacances spontanées... C'est leur chant, leur agitation. Un bruit de fond qui rend notre propre passage, notre propre dépôt silencieux, d'autant plus discret. Ils créent le brouillard opérationnel dans lequel nous évoluons avec aisance. »
Witt s'adossa de nouveau, l'air satisfait de sa propre métaphore. La distinction était claire : la Firme opérait avec une précision froide et calculée ; l'Orga n'était qu'un outil bruyant, un indicateur biologique utile mais dispensable, dont on exploitait les réactions prévisibles.