21/08/2016
01:06:30
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Activités étrangères en Youslévie - Page 3

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La lumière unique provenait d'une lourde lampe de bureau en laiton, posée sur un imposant bureau de chêne noirci par le temps. Son cercle jaunâtre découpait à peine les ténèbres d'un office lambrissé où d'épais rideaux de velours grenat semblaient boire le peu de clarté et tous les sons du monde extérieur. Des particules de poussière dansaient paresseusement dans le faisceau solitaire. Derrière le bureau se tenait Le comptable, une silhouette austère, aux gestes mesurés et précis comme ceux d'un horloger travaillant sur un mécanisme délicat.

Un souffle rauque, presque asthmatique, rompit le silence feutré. Dans le mur à la droite du comptable, une bouche de laiton terne s'ouvrit et cracha un cylindre de même matière. Il atterrit avec un léger clonk dans le réceptacle prévu. Le comptable, sans hâte, récupéra le cylindre, le dévissa d'un geste routinier et en extirpa une liasse de crédits standards et une note minuscule pliée en quatre.

Il ne compta pas l'argent ; il le vérifia, le palpa d'un pouce expert, puis constata la somme. Sept mille cinq cents crédits internationaux. Conforme. Il repoussa les billets sur le côté et déplia la note. Il la lut, une seule fois, ses lèvres fines ne formant aucun son. Il la reposa.

Se tournant vers sa gauche, il ouvrit un registre, volume démesuré relié de cuir sombre, usé aux coins mais manifestement entretenu avec un soin maniaque. Les pages étaient épaisses, jaunies. Il trempa la plume sergent-chef dans un encrier de cristal taillé, lourd, contenant une encre noire et épaisse. D'une écriture calligraphiée, presque gravée, il inscrivit à la ligne suivante, à côté du code client déjà noté SCA-77B : "Projet : Juste Préféré – Retenue initiale perçue. Localisation confirmée : Paroisse, Youslévie."

Il attendit un instant que l'encre morde le papier, puis la tamponna délicatement avec un buvard grisâtre. Il referma le Registre avec un soupir de cuir fatigué.

De la main droite, il ouvrit un tiroir secret dans le panneau mural derrière lui. Il en sortit une boîte laquée, noire comme une absence de lumière, dont la surface ne portait aucune empreinte. À l'intérieur reposait un unique dossier, fin, les pages maintenues par une simple agrafe rouillée. Le texte était dactylographié sur un papier qui semblait avoir vu des jours meilleurs, mais les mots restaient nets, implacables. C'était le dossier Munditibarrementeria.

Le comptable referma la boîte avec un clic discret. Il se leva, traversa la zone de lumière et se dirigea vers une autre section du mur où se trouvait une seconde bouche de tube pneumatique, identique à la première sauf pour la plaque de laiton gravée qui la surmontait. On pouvait y lire : "Bureau des Solutions Finales"

Il inséra la boîte laquée dans l'orifice. Elle fut aspirée avec un sifflement bref et sec, disparaissant dans les entrailles cachées de l'immeuble.

Le comptable retourna à son bureau, rangea l'encrier, essuya la plume, et éteignit la lampe. L'obscurité reprit ses droits complets sur l'office, comme si rien ne s'y était jamais passé.
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Perché sur un toit de tuiles moussues à une distance que la plupart jugeraient impraticable, une silhouette immobile défiait le vent chaud de la Youslévie intérieure. Un œil collé à l'oculaire d'une longue-vue en laiton terni, un instrument d'une beauté désuète mais dont les lentilles polies avec soin semblaient avaler la distance. L'observateur ajusta la mise au point avec la délicatesse d'un chirurgien. Son regard balayait la cour intérieure de la paroisse en contrebas, un quadrilatère de pavés inégaux et de murs de pierre grise que l'humidité avait tatoués de taches sombres.

Là, entouré par le ballet discret mais incessant de sa protection policière – deux ombres en civil, jamais à plus de dix mètres, feignant l'ennui avec un professionnalisme crispant –, se tenait le Cardinal Munditibarrementeria. Grand, droit malgré ses soixante-et-onze ans, une soutane impeccable. Et, comme prévu, comme catalogué, une cigarette coincée entre l'index et le majeur de sa main droite.

L'observateur nota l'heure : 10h17. La troisième de la matinée. Toujours au même endroit, près du vieux puits condamné au centre de la cour. Le Cardinal tirait de longues bouffées, le regard perdu vers le ciel bas, expulsant des volutes grises qui se dissipaient aussitôt dans l'air vif. Les gardes échangeaient un regard las. Une routine. Dangereusement prévisible.


Le chef de section, un homme dont le visage semblait couvert d'un parchemin jauni, examinait les rapports posés devant lui. Des feuilles tapées à la machine, annotées à la marge d'une encre violette fanée.

Rapport Observationnel J+2 - Sujet : Juste Préféré
  • 10h17 : Pause nicotine standard, localisation cour intérieure. Durée : 4 min 12 sec. Protection : P-Alpha et P-Bêta présents, vigilance nominale.
  • 11h48 : Pause nicotine post-entretien, balcon nord, premier étage. Durée : 3 min 55 sec. Protection : P-Gamma visible en retrait dans le couloir.
  • 13h30 : Pause nicotine post-prandiale, cour intérieure. Durée 5 min 02 sec. Changement de garde : P-Delta et P-Epsilon relèvent P-Alpha/Bêta.
  • (…)

Le chef de section tapota la page avec un ongle long et impeccablement manucuré. La fréquence était confirmée. Quinze à vingt occurrences quotidiennes, dans des lieux certes variés mais se répétant selon un cycle quasi immuable. La protection était constante, efficace contre une approche directe. Impénétrable par les méthodes conventionnelles, notait une annotation. Conventionnel n'était pas un terme prisé au Bureau. Une autre note, sur une feuille séparée et plus petite, attira son attention. Elle provenait du service d'entretien.

Objet : Échantillon J.P. - Récupération via méthodes non-invasives (Corbeille extérieure, secteur cour). Marque confirmée, filtre standard. État : consumé aux 3/4. Intégrité préservée.

Le Chef de Section sourit, un simple étirement des lèvres qui ne toucha pas ses yeux. Le vecteur était confirmé. La protection était un mur, certes, mais le sujet lui-même transportait la clé de sa propre porte.

Il prit un autre feuillet et griffonna, toujours à l'encre violette.

« Validation méthode proposée : Consommable Nicotinique Personnel. Difficulté : Contournement de la vigilance périphérique constante. Suggestion : Intervention en amont de la chaîne d'approvisionnement ou substitution post-inspection via S.E.D. Envisager une composition visant à accélérer le déclin naturel. Étude pharmacologique requise. Transmettre à l'Alambic. »

Il plia la note, la glissa dans un minuscule tube de cuivre et l'envoya siffler vers une autre section oubliée du bâtiment. L’administration de la mort était peut-être lente, mais elle ne manquait jamais à ses devoirs. La difficulté n'était pas de voir comment atteindre un objectif donné, mais bien d'arranger les choses pour que personne d'autre ne le voie.
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Les grandes baies vitrées de la cantine donnaient directement sur une gorge profonde où une cascade plongeait de plus de dix mètres dans un fracas assourdi par le double vitrage, s'écrasant dans une piscine naturelle avant de serpenter à travers une forêt de pins sombres et immenses. L'air, même à l'intérieur, semblait porter une trace de résine et d'humidité froide. Sur les tables nappées de lin épais, des assiettes copieuses fumaient : une daube de sanglier longuement mijotée, un gratin dauphinois doré à point, accompagnés d'un vin rouge léger, servi dans de lourds verres en cristal.

Autour d'une de ces tables, quatre silhouettes formaient un contraste saisissant avec la splendeur naturelle visible par la fenêtre. Antonio Bellini, le chef chimiste, petit homme rond à la barbiche pointue et aux gestes vifs, découpait sa viande avec une précision chirurgicale tout en pérorant. À sa droite, le Dr Elara Vance, cheveux tirés en un chignon sévère, consultait une tablette tactile posée à côté de son assiette à peine touchée. En face, Jonas, massif et pragmatique, mâchait méthodiquement, les yeux rivés sur le débat. Et enfin, Elias, plus jeune, le regard fuyant parfois vers la cascade, remuait distraitement son gratin. Sa main droite, sous la table, frôla un instant la petite croix en bois cachée dans la poche intérieure de sa veste.

« ... donc, l'option digitale reste la plus élégante, n'est-ce pas, Elara ? » conclut Bellini, pointant sa fourchette vers sa collègue. « Un dérivé concentré, métabolisé rapidement. L'autopsie standard, si autopsie il y a pour un homme de cet âge et de ses habitudes, ne montrerait qu'une fibrillation ventriculaire, un infarctus du myocarde tout à fait convenable. »

Elara leva les yeux de sa tablette. « La fenêtre de détection des glycosides cardiotoniques standards reste un facteur, maestro. Même nos variantes modifiées laissent des métabolites spécifiques si l'analyse est poussée et rapide. C'est un risque calculé, mais un risque. Surtout dans ce contexte politique. » Sa voix était pensive. Elle secoua doucement la tête.

« Le risque est toujours présent, Elara, c'est la nature de notre artisanat, » intervint Jonas, la bouche pleine. Il avala. « Mais moins élevé qu'avec, disons, une toxine alcaloïde purifiée. Trop de symptômes avant-coureurs, trop identifiable. Et les agents paralysants type curare ou succinylcholine ? Trop dépendants d'une administration précise, quasi impossible sur la cible et son protocole. »
Précisément ! » s'exclama Bellini, ravi. « C'est pourquoi la synergie est la clé ! Nous n'administrons pas la cause directe, nous fournissons le catalyseur. L'effort demandé par l'inhalation de goudron et de nicotine sur un système cardiovasculaire déjà éprouvé, combiné à une impulsion subtilement amplifiée par notre composé Telle une chiquenaude sur un château de cartes déjà chancelant. » Il mima le geste avec ses doigts potelés.

Elias regarda la cascade, l'eau blanche tombant sans fin. Il pensa à la soutane noire du Cardinal, aux volutes de fumée blanche qui pourraient annoncer son intronisation. Une chiquenaude. C'était si simple, si logique. Il sentit la petite croix presser contre sa cuisse à travers le tissu. Un frisson le parcourut, qu'il attribua au courant d'air près de la fenêtre. Il fallait qu'il se concentre. Le moindre signe de doute était dangereux. L'ornithologue n'était pas le seul à observer dans les locaux affiliés à la Firme.

« La formulation modifiée, » reprit Elara, faisant défiler des données sur sa tablette. « Concentration augmentée de 12%. Métabolisation estimée sous 4 heures pour les traces primaires, 12 heures pour les secondaires dans un sujet aux fonctions hépatiques normales. L'interaction avec la nicotine potentialise l'arythmie de facteur 3.5. Le pic d'action serait environ 5 à 10 minutes post-absorption via muqueuse buccale ou inhalation légère. Compatible avec le vecteur tabagique. » Elle prononça le dernier mot avec un léger dédain.

« Parfait ! Un petit chef-d'œuvre de discrétion biochimique ! » s'enthousiasma Bellini. « Une dernière cigarette, celle due au condamné, pourrait-on dire. Et puis le silence. L'élégance du mécanisme est exquise. N'est-ce pas, Elias ? »

Elias sursauta légèrement, ramenant son attention sur la table. Il força un sourire. « Oui, Antonio. Très élégant. » Sa fourchette gratta le fond de son assiette. Le grondement de la cascade lui sembla soudain plus fort, plus menaçant. Il détourna les yeux et but une longue gorgée de vin.

Jonas approuva d'un hochement de tête. « Dosage ? Administration ? »

« Infime, » dit Elara. « Moins d'un microgramme par unité. Absorption quasi immédiate. Nous préparons dix unités traitées dans un conditionnement identique à l'original fourni par le S.E.D. Laisserons la providence choisir laquelle sera la dernière volute. »

Bellini leva son verre. « À la providence, alors ! Et à un travail bien fait, qui ne laisse derrière lui que des questions naturelles. »

Les verres de Bellini, Elara et Jonas s'entrechoquèrent doucement. Elias leva le sien avec une fraction de seconde de retard, le cristal vibrant légèrement dans sa main. Dehors, la cascade continuait de tomber, indifférente.
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L'air était lourd et sentait le vieux papier. Sur l'immense table en acajou poli, des cartes détaillées de la paroisse youslève côtoyaient des photographies granuleuses prises à la longue-vue – le Cardinal en prière, le Cardinal lisant, le Cardinal fumant – et des portraits non souriants des quatre membres permanents de sa protection rapprochée, identifiés par des codes : P-Alpha, P-Bêta, P-Delta, P-Epsilon. Des horaires de relève manuscrits, précis à la minute près, complétaient ce tableau clinique.

Le chef de section, toujours aussi pâle et immobile, suivait du doigt les itinéraires de patrouille tracés au crayon rouge sur une des cartes. Witt, assis en face de lui, examinait une pile de rapports d'observation avec une concentration intense, ses doigts fins tapotant nerveusement le bord de la table. Kidd, lui, se tenait debout près de la porte, massif et silencieux comme un bloc de granit, son regard vide fixant un point invisible sur le mur opposé. L'odeur faible mais persistante d'oignon frit semblait émaner de lui.

« L'approche directe est inélégante, » murmura Witt, sans lever les yeux des rapports. Sa voix était douce, presque un chuchotement, mais elle coupait le silence comme une lame de rasoir. « Trop de variables, trop de bruit potentiel. La discrétion, ici, est primordiale. Le contrat spécifie l'apparence naturelle. »

Le chef de section hocha lentement la tête. « Et la chaîne alimentaire est compromise par leur protocole. On peut craindre une vérification systématique des livraisons, des cuisinier attitré, dégustateur probable pour les grandes occasions. Trop aléatoire, trop de témoins intermédiaires. »

Witt sourit, un mince rictus froid. « Il nous faut donc un vecteur qui échappe à ce niveau de surveillance. Quelque chose que la cible manipule elle-même, fréquemment, et après les contrôles initiaux de son environnement immédiat. » Ses yeux se posèrent sur une des photos du Cardinal, cigarette à la main. « Les consommables nicotiniques personnels, comme l'a si délicatement formulé le laboratoire. »
– Le timing est le défi, » répliqua le chef de section. « Introduire l'élément traité sans éveiller les soupçons de la garde rapprochée... Ils sont compétents. Pas exceptionnels, mais compétents. Routiniers, mais attentifs aux anomalies. »

Witt se leva et commença à arpenter la pièce, ses pas feutrés ne faisant aucun bruit sur l'épais tapis persan. « La routine est précisément notre Fil d'Ariane. Le service d'entretien nous a confirmé la marque. Approvisionnement régulier, hebdomadaire, livré par le même fournisseur local. » Il s'arrêta devant une photo en gros plan de la corbeille où avait été trouvé le mégot analysé. « L'interception doit se faire en amont. Pas à la paroisse, mais chez le fournisseur, ou durant le transport. Remplacer une cartouche entière serait trop risqué – une différence de poids, de texture d'emballage... Si on les considère réellement, sainement paranoïaques, c'est inenvisageable. »

Il se retourna vers le Chef de Section. « Nous visons un seul paquet. Le S.E.D. peut identifier le cycle de livraison. Nous préparons dix cigarettes traitées – formulation prévue, dosage microgrammique – au sein d'un paquet scellé, identique en tout point à l'original. Ce paquet sera substitué dans la livraison destinée à la paroisse juste avant qu'elle ne quitte le dépôt du fournisseur. Le livreur habituel, M. Dubois, est coopératif suite à certaines discussions sur ses habitudes de jeu, si j'ai bien compris ? »

Le Chef de Section confirma d'un signe de tête. « Sa coopération est assurée et discrète. Il placera la cartouche contenant le paquet traité au-dessus des autres, pour maximiser les chances qu'il soit pris en premier par l'intendant de la paroisse. »

« Et ensuite, » poursuivit Witt, savourant visiblement la complexité du plan, « il faut s'assurer que ce paquet spécifique parvienne à la cible. L'intendant, un certain Frère Thomas, n'est pas compromis et ne peut l'être. Trop pieux, trop loyal. Mais il est distrait. Surtout le matin. C'est là qu'intervient à nouveau notre S.E.D. »

Il désigna une autre photo, celle d'un homme d'âge moyen en bleu de travail, vidant une poubelle près du bureau du Cardinal. « Notre agent infiltré au service d'entretien a accès aux quartiers privés, y compris au bureau où le Frère Thomas dépose les paquets neufs. Une simple interversion. Placer notre paquet traité bien en évidence, peut-être même légèrement ouvert, comme pour inviter à la consommation, pendant que l'original disparaît discrètement. Cela doit se faire pendant une des absences prévisibles du Cardinal et de sa garde, lors de la messe matinale, par exemple. »

Le silence retomba. Kidd n'avait pas bougé. Le chef de section examina le plan mentalement. La chaîne était longue, chaque maillon crucial. Le fournisseur, le livreur, l'agent infiltré, le timing de l'intendant, les habitudes de la cible...

« Complexe, » dit finalement le Chef de Section. « Beaucoup de points de friction potentiels.
– Précisément, » répondit Witt avec une satisfaction glaciale. « L'art ne réside pas dans la brutalité, mais dans l'orchestration invisible. Chaque participant ne voit qu'un fragment minuscule, une tâche banale. Seuls nous voyons la tapisserie complète. C'est ainsi que l'on étouffe les murmures avant même qu'ils ne naissent. » Il jeta un regard vers Kidd. « N'est-ce pas, mon cher Kidd ? Une approche plus... Structurée que vos préférences habituelles. »

Kidd se contenta d'un grognement sourd qui pouvait signifier n'importe quoi.

Le chef de section prit sa décision. Il prit une autre feuille. Projet : Juste Préféré – Phase 3 : Approche Indirecte Validée. Vecteur : Consommable Nicotinique. Méthode : Substitution en chaîne (Fournisseur/S.E.D.). Coordination active. Fenêtre opérationnelle : Prochain cycle de livraison. Il signa d'un paraphe illisible et plaça la note dans le tube destiné aux opérations actives.

Le fil était tendu. Il ne restait plus qu'à le suivre à travers le labyrinthe de la garde.
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Le café "Aux Délices Oubliés" sentait le marc froid, le bois ciré et une pointe de désinfectant à la lavande. Ses banquettes de moleskine craquelée couleur bordeaux avaient connu des jours meilleurs, probablement sous un autre siècle. Des ventilateurs de plafond aux pales immobiles pendaient comme des insectes géants endormis. À une table près de la fenêtre embuée, donnant sur une ruelle pavée où un chat famélique léchait une flaque d'eau douteuse, Witt et Kidd constituaient une anomalie silencieuse.

Kidd, dos au mur comme toujours, dépliait et repliait méthodiquement une carte routière de la région côtière de Youslévie, ses doigts épais traçant des itinéraires potentiels avec une application dénuée de toute curiosité apparente. Devant lui, une tasse de café noir, déjà tiède, restait intacte.

Witt, lui, avait commandé un thé à la bergamote servi dans une porcelaine ébréchée et semblait l'ignorer superbement. Il avait sorti de sa mallette non pas le dossier principal, mais un carnet plus fin, relié en cuir souple couleur fauve, dont les pages semblaient fragiles. Il le consultait avec attention, tournant les feuillets avec un soin presque affectueux. Le carnet ne contenait pas de longues analyses, mais des fiches concises, dactylographiées sur des fiches bristol jaunies, chacune ornée d'une petite photographie en noir et blanc, souvent de mauvaise qualité, prise à la dérobée.

« Fascinant, » murmura Witt, plus pour lui-même que pour Kidd. « Le Dr. Albeniz, médecin légiste attitré du district. Apparemment, il collectionne les papillons nocturnes avec une ferveur quasi religieuse. Et il a une aversion notable pour les complications administratives. »

Il tourna une page. « M. Gaspard, de la chronique nécrologique locale. Amateur de vins doux et sujet à une certaine mélancolie financière, si l'on en croit nos observateurs. »

Une autre page. « Et notre cher Frère Antoine, l'archiviste adjoint de l'évêché. Passionné par les manuscrits médiévaux et, semble-t-il, par les jeunes séminaristes au sourire timide. Une information à manier avec parcimonie, bien entendu. »

Kidd leva brièvement les yeux de sa carte. « Ils sont utiles ? » demanda-t-il, sa voix rauque remplissant le vide.

Witt referma le carnet avec un petit claquement sec. « Pas directement, mon cher Kidd. Du moins, pas pour l'acte lui-même. Considérez cela comme une assurance posthume. Une préparation du terrain narratif. » Il prit sa tasse de thé, huma l'arôme sans y boire, puis la reposa.

« L'événement principal, s'il est exécuté avec l'élégance requise par le laboratoire, devrait passer pour ce qu'il semblera être : une défaillance regrettable mais naturelle chez un homme d'un certain âge aux habitudes discutables. » Un léger sourire effleura ses lèvres. « Cependant, la prudence dicte de ne jamais sous-estimer la curiosité humaine, surtout lorsqu'elle est teintée de piété ou d'ambition journalistique. »

Il pencha légèrement la tête, comme un oiseau de proie évaluant sa victime. « Imaginez un instant qu'une question saugrenue soit posée. Qu'un détail trivial éveille une suspicion déplacée. C'est là que nos notes entrent en jeu. Nous ne cherchons pas à acheter ces individus, Kidd, ce serait grossier et laisserait des traces. Non. Nous cherchons simplement à comprendre les mécanismes qui les animent. »

Il tapota le carnet fauve. « Savoir qu'une autopsie rapide et sans "complications" serait préférable pour le Dr. Albeniz peut influencer la manière dont les premières constatations sont formulées. Savoir que M. Gaspard apprécie une certaine "générosité" discrète peut orienter la tonalité de l'article qui fixera la version publique des faits. Quant à Frère Antoine... Eh bien, disons que la connaissance de certaines fragilités peut garantir un accès opportun ou, au contraire, une opportune perte de documents secondaires si jamais une enquête interne venait à être diligentée de manière excessivement zélée. »

Il regarda Kidd droit dans les yeux, son regard bleu pâle étrangement brillant dans la lumière terne du café. « Voyez-vous, Kidd, la partie la plus délicate de notre métier n'est pas toujours l'action elle-même. C'est la gestion de l'écho qu'elle produit. Un rapport médical bien orienté, une notice nécrologique empreinte de la dignité attendue, une omission opportune dans un registre poussiéreux... Ces choses-là, mon ami, peuvent valoir bien plus qu'une balle ou une fiole de poison. Elles façonnent la vérité acceptée. Et la vérité acceptée est la seule qui compte réellement, n'est-ce pas ? »

Kidd ne répondit pas, repliant sa carte routière avec une précision géométrique et la rangeant dans sa poche. Il attrapa enfin sa tasse de café froid et l'avala d'un trait, comme une simple nécessité physiologique. Witt sourit à nouveau, satisfait. La contingence était prévue. Il repoussa délicatement sa tasse de thé. Le liquide ambré avait pris une teinte plus sombre, presque opaque, dans la lumière déclinante du café. Il se leva, ajustant le pli impeccable de son pantalon de costume gris anthracite, un tissu coûteux qui semblait légèrement trop épais pour le climat youslève. Kidd, lui, était déjà debout, sa présence massive semblant absorber le peu d'espace disponible entre les tables rapprochées.

Ils se dirigèrent vers le comptoir en zinc usé où une femme d'âge mûr, aux cheveux tirés en un chignon lâche et aux yeux fatigués mais vifs, essuyait des verres avec une lenteur résignée. L'odeur de lavande émanait plus fortement d'elle.

« L'addition, s'il vous plaît, madame, » dit Witt, sa voix toujours polie, presque mélodieuse, contrastant avec l'atmosphère stagnante du lieu.

La femme posa son torchon, calcula mentalement, puis annonça une somme modique avec un soupir. Witt sortit un portefeuille en cuir fin et posa sur le comptoir quelques pièces de lyres youslèves, dont le métal semblait avoir été poli par des milliers de doigts. Il laissa un pourboire généreux, presque ostentatoire pour un tel établissement.

« Votre thé était aromatique, » ajouta Witt, avec ce qui aurait pu passer pour un compliment si son regard n'avait pas été si distant. « Et le café de mon ami, revigorant, j'en suis sûr. »

La femme haussa les épaules, un geste qui disait son indifférence à la qualité de ses produits et à l'opinion de ses clients. « C'est du café, monsieur. Et du thé. Revenez quand vous voulez. » Elle balaya les pièces dans sa caisse enregistreuse antédiluvienne sans même les compter.

« Oh, nous avons d'autres engagements, » répondit Witt avec une nuance d'amusement dans la voix. « Mais l'endroit a son charme. »

Ils sortirent. La porte à ressort grinça derrière eux, les expulsant dans l'air plus frais de la fin d'après-midi. La ruelle sentait maintenant la poussière chaude et le lointain relent de la mer. Le chat famélique avait disparu. Ils ne retournèrent pas immédiatement à la berline noire garée un peu plus loin, mais s'arrêtèrent un instant sur le minuscule trottoir. Kidd sortit un cure-dent d'une poche et commença à s'en curer les dents avec application.

Witt contempla la façade défraîchie du café, les lettres peintes à la main "Aux Délices Oubliés" qui s'écaillaient sous le soleil. « Il y a une leçon ici, Kidd. L'importance de la façade. Ce lieu pourrait dissimuler n'importe quoi derrière son apparence anodine et légèrement pathétique. Un repaire de contrebandiers, une cellule révolutionnaire endormie, ou simplement un endroit où le temps lui-même a décidé de faire une pause. »

Il se tourna vers son compagnon. « Notre propre opération repose sur ce principe. La banalité comme camouflage. Le paquet de cigarettes. Le geste quotidien du fumeur. L'agent d'entretien invisible. Le livreur pressé. Chaque élément est conçu pour se fondre dans le décor, pour être oublié aussitôt que vu. »

Il fit quelques pas le long de la ruelle, ses chaussures en cuir brillant soulevant à peine la poussière. « Et c'est là que nos collaborateurs locaux deviennent pertinents. Leur propre agitation, leurs petites affaires sordides, leurs rivalités bruyantes... Elles créent le bruit de fond nécessaire. Une diversion naturelle. Tandis qu'ils s'agitent et pépient dans leur cage dorée à Baltos, s'imaginant maîtres du jeu, nous tissons notre fil silencieux ici, à des lieues de leur vacarme. »

Kidd retira le cure-dent, l'examina un instant comme s'il recelait une signification profonde, puis le jeta dans le caniveau. « Ils aident. C'est tout. »

« Exactement, » convint Witt. « Des outils utiles, bien que rudimentaires. Et comme tous les outils, ils ont leur fonction et leur obsolescence programmée. Leur confirmation que certaines "facilitations" ont été effectuées – un camion de livraison opportunément retardé ici, une patrouille de police locale attirée par une fausse alerte là-bas – nous assure que le terrain immédiat sera dégagé. Non pas de la garde principale, bien sûr, mais des aléas, des imprévus agaçants qui pourraient compliquer une manœuvre délicate. »

Il consulta une montre de gousset en argent, sortie de son gilet. « L'heure tourne. La fenêtre pour la substitution approche. Rejoignons notre véhicule. Il est temps de cesser de contempler les natures mortes et de nous préparer à en créer une nouvelle. »

Ils reprirent leur marche vers la berline, Witt avec sa démarche légère et calculée, Kidd avec son pas lourd et régulier. Le soleil couchant allongeait leurs ombres devant eux sur les pavés inégaux de la ruelle, deux silhouettes sombres quittant un décor de carte postale suranné pour aller accomplir une tâche bien moins pittoresque. Le charme désuet du café fut vite oublié, remplacé par la concentration froide et professionnelle requise pour la prochaine étape.
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La berline noire s'arrêta, moteur coupé, au coin d'une place écrasée de soleil dans un village côtier dont le nom semblait déjà s'effacer des cartes. Des filets de pêche séchaient sur un mur bas, exhalant une odeur âcre et salée qui se mêlait à celle, plus douce, des bougainvilliers en fleur. Kidd resta au volant, les yeux mi-clos derrière ses lunettes de soleil, observant le va-et-vient léthargique d'une paire de vieillards sur un banc et le vol hésitant d'un goéland.

Witt descendit, rajustant son veston comme s'il sortait d'une réunion d'importance. Il traversa la place, ses chaussures brillantes contrastant avec les pavés poussiéreux, et poussa la porte vitrée et jaunie du Bureau de Poste et Télégraphe local. Une clochette tintinnabula faiblement au-dessus de sa tête, un son grêle aussitôt absorbé par le silence épais de l'intérieur.

L'endroit était un vestige d'une autre époque. Un unique comptoir en bois sombre, marqué par des décennies d'utilisation, séparait l'espace public exigu de l'arrière-boutique invisible. Des affiches jaunies aux couleurs passées vantaient les mérites de prêts gouvernementaux oubliés et les charmes de destinations de vacances depuis longtemps démodées. Une odeur tenace de papier ancien, de colle séchée et de cire froide flottait dans l'air stagnant. La lumière peinait à traverser les hautes fenêtres encrassées, illuminant faiblement des tourbillons de poussière suspendus.

Derrière le comptoir se tenait un homme. Ni vieux, ni jeune, vêtu d'un uniforme gris trop grand pour lui, il avait le visage lisse et sans expression d'une figure de cire. Il ne leva même pas les yeux lorsque Witt s'approcha.

« Je viens prendre livraison pour Monsieur Arbor, » dit Witt, sa voix posée résonnant étrangement dans le silence.

L'employé ne répondit pas immédiatement. Il sembla consulter un registre mental invisible, puis hocha imperceptiblement la tête. Sans un mot, il se tourna, disparut quelques instants derrière un rideau de perles en plastique qui cliqueta tristement, puis revint. Il tenait entre ses doigts gantés de coton blanc un petit pli rectangulaire, d'un papier épais couleur crème, scellé par un cachet de cire rouge sombre où l'on devinait, plutôt qu'on ne voyait, l'empreinte stylisée d'un oiseau minuscule – un colibri, peut-être.

L'employé posa le pli sur le comptoir avec une lenteur cérémonieuse. Puis, pour la première fois, il leva les yeux vers Witt. Son regard était vide, comme celui d'un automate. D'une voix monocorde, récitant une formule apprise par cœur, il déclara :

« Le messager ailé a accompli son vol. Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de notre parfaite considération pour les courants ascendants. »

Witt soutint son regard une seconde, un léger frémissement d'amusement dans ses propres yeux bleus. Il récupéra le pli avec une égale lenteur, sentant la texture du papier épais et le relief du sceau sous ses doigts.

« Les courants sont dûment considérés, » répondit-il sur le même ton formel. « Mes remerciements pour votre diligence. »

Sans un autre mot, il pivota et quitta le bureau de poste. La clochette tinta de nouveau, un son futile qui se perdit aussitôt. Dehors, le soleil semblait plus éclatant, le bruit des vagues plus présent. Il traversa la place, rejoignit la berline. Kidd n'avait pas bougé, statue vigilante au volant. Witt monta à l'arrière, tenant le petit pli couleur crème entre ses doigts comme un artefact précieux et potentiellement dangereux. Le contenu restait à déchiffrer, mais le rituel de la réception était accompli. La machine de la Firme, avec ses rouages étranges et ses protocoles surannés, continuait de tourner.

La berline noire avait repris sa route, quittant la côte pour s'enfoncer légèrement dans les terres, traversant des paysages de garrigue odorante et de vignobles naissants sous un ciel d'un bleu implacable. Le soleil filtrait à travers les vitres teintées, créant des jeux d'ombre et de lumière mouvants sur les sièges en cuir usé. Kidd, toujours au volant, avait sorti un paquet de biscuits secs d'une simplicité rustique et les croquait avec une régularité métronomique, le regard fixé sur la route sinueuse.

À l'arrière, Witt avait délicatement brisé le sceau de cire rouge du pli couleur crème. Il en avait extrait une unique feuille de papier vélin, couverte d'une série de groupes de cinq chiffres, sans en-tête ni signature. Il sortit ensuite de sa poche intérieure un objet inattendu : une petite loupe de bijoutier, dont le manche en ivoire jauni était finement gravé de motifs géométriques complexes.

Tenant la feuille à la lumière diffuse, il positionna la loupe au-dessus des premières lignes. Il ne semblait pas lire les chiffres eux-mêmes, mais plutôt chercher quelque chose entre eux, ou peut-être dans les imperfections minuscules du papier, révélées par le verre grossissant. Ses lèvres bougeaient à peine, murmurant une séquence de mots ou de lettres inaudibles. Kidd continuait de croquer ses biscuits, apparemment indifférent.

Après quelques minutes de concentration silencieuse, un pli de satisfaction apparut aux coins de la bouche de Witt. Il rangea la loupe et le papier dans sa mallette, puis s'adossa plus confortablement contre la banquette.

« Nos collaborateurs locaux ont été diligents, » annonça-t-il à la nuque épaisse de Kidd. « Dans la mesure de leurs capacités, bien entendu. »

Il y avait une pointe de condescendance amusée dans sa voix. « Le colibri confirme trois points essentiels. Premièrement, le camion transportant les fournitures liturgiques – cierges, encens, ce genre de futilités – a connu une avarie mécanique imprévue ce matin. Rien de grave, juste assez pour perturber l'horaire de livraison habituel de la paroisse et créer un léger désordre dans les préparatifs de Frère Thomas. Une petite vague sur l'eau calme, suffisante pour masquer une ondulation plus significative. »

Il fit une pause, observant un faucon crécerelle planant au-dessus d'un champ d'oliviers. « Deuxièmement, une alerte de salubrité publique, comme ils l'appellent pudiquement – un feu de conteneur, je crois, dans une ruelle adjacente au secteur –, a mobilisé une partie des effectifs de la police municipale pendant une petite heure cruciale. Pas la garde rapprochée, naturellement, ceux-là sont d'une autre trempe, mais la surveillance périphérique, les rondes habituelles... C'est une légère diversion olfactive et visuelle, si vous préférez. »

Il eut un petit rire sec. « Et troisièmement, et c'est peut-être le plus poétique, nos deux "connaissances" un peu trop bavardes ont apparemment décidé, de manière tout à fait spontanée, d'anticiper leurs vacances annuelles. Une retraite spirituelle dans les montagnes, semble-t-il. Loin des oreilles indiscrètes et des tentations de poser des questions déplacées. »

Witt croisa les bras, l'air satisfait. « Rien de spectaculaire, voyez-vous, Kidd. Pas de violence directe, pas d'éclat. Juste une série de petites facilitations. Suffisamment de bruit blanc, de micro-chaos administratif et de distractions triviales pour que notre propre intervention, si précise, si silencieuse, passe totalement inaperçue. La part des corbeaux, pourrait-on dire, qui attire l'œil pendant que l'ange fait son œuvre. »

Kidd termina son dernier biscuit, essuya ses doigts sur son pantalon, et ne dit rien. Il se contenta d'appuyer légèrement sur l'accélérateur alors que la route commençait à redescendre vers la vallée où se nichait leur destination. Pour lui, les détails importaient peu. Seul le résultat comptait. Et le résultat approchait.

La berline avait quitté les routes ensoleillées bordées de vignes pour s'engager dans des chemins plus encaissés, serpentant entre des collines rocailleuses où seuls quelques chênes kermès rabougris semblaient trouver racine. Le paysage devenait plus austère, presque sévère, à mesure qu'ils approchaient de la paroisse perchée sur son promontoire. L'ombre de la voiture s'étirait devant eux sur la chaussée grise et fatiguée.

Witt rompit de nouveau le silence, reprenant le fil de ses pensées là où la confirmation des "facilitations" l'avait laissé. Son ton était celui d'un entomologiste décrivant les mœurs d'une espèce particulièrement prévisible, quoique déplaisante.

« Nos amis de l'Orga baltosienne, » commença-t-il, sa voix résonnant faiblement contre le cuir des sièges, « sont, il faut bien l'admettre, d'une rusticité confondante dans leurs méthodes. Là où nous privilégions l'incision chirurgicale, ils préfèrent le marteau-piqueur. Là où nous tissons une toile invisible, ils déploient des filets de pêche grossiers. Leur approche manque cruellement de finesse, de subtilité. »

Il marqua une pause, comme pour laisser Kidd – ou peut-être juste l'univers – apprécier la profondeur de son analyse. Kidd, lui, continuait de conduire avec une concentration imperturbable, ses yeux balayant la route et ses bas-côtés.

« Cependant, » reprit Witt, « il serait erroné de sous-estimer leur utilité dans un écosystème comme celui-ci. Pensez-y, Kidd, comme aux serins dans les mines de charbon d'antan. Des créatures fragiles, certes, au répertoire limité, mais dont le comportement est un indicateur précieux. »

Il se pencha légèrement en avant, comme s'il confiait un secret d'État au dossier du siège avant. « Ils chantent quand tout va bien pour eux – quand les affaires prospèrent, quand la police regarde ailleurs, quand leurs petites querelles intestines leur laissent le loisir de parader. Et leur silence soudain, ou au contraire, leur agitation excessive et désordonnée, nous renseigne tout aussi sûrement sur les changements dans l'atmosphère ambiante. Un concurrent éliminé ? Une descente de police imminente ? Une nouvelle opportunité lucrative ? Leurs pépiements et leurs silences sont une forme de baromètre brut, mais lisible pour qui sait écouter. »

Il eut un léger sourire condescendant. « Mais leur véritable utilité, celle pour laquelle nous daignons parfois les solliciter et tolérer leur existence criarde, c'est précisément leur capacité à attirer l'attention. En se faisant remarquer – par leur chant tapageur quand ils sont satisfaits, ou par leur chute brutale et silencieuse quand l'air devient vicié –, ils détournent l'attention du vrai danger. Le danger subtil, inodore, incolore. Celui que nous, mon cher Kidd, introduisons silencieusement dans la galerie, pendant que tout le monde regarde le petit oiseau jaune s'agiter ou s'éteindre dans sa cage. »

Il fit un geste vague vers l'extérieur, où les murs gris de la paroisse commençaient à se dessiner au loin, au sommet de la colline. « Leurs petites diversions d'aujourd'hui – le camion en panne, le feu de poubelle, les vacances spontanées... C'est leur chant, leur agitation. Un bruit de fond qui rend notre propre passage, notre propre dépôt silencieux, d'autant plus discret. Ils créent le brouillard opérationnel dans lequel nous évoluons avec aisance. »

Witt s'adossa de nouveau, l'air satisfait de sa propre métaphore. La distinction était claire : la Firme opérait avec une précision froide et calculée ; l'Orga n'était qu'un outil bruyant, un indicateur biologique utile mais dispensable, dont on exploitait les réactions prévisibles.
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Le soleil de Youslévie frappait fort, même à travers la vitre teintée de la vieille berline noire qui glissait sur une route côtière sinueuse. D'un côté, des collines tapissées d'oliviers argentés et de pins parasols odorants ; de l'autre, le bleu étincelant et presque insolent de la Mer de Leucytalée. L'air qui s'infiltrait par la fenêtre entrouverte charriait des parfums de thym sauvage, de sel et, fugitivement, de poisson grillé provenant d'un petit port de pêche blotti dans une crique en contrebas. Des enfants riaient sur une plage minuscule, leurs cris joyeux montant jusqu'à la voiture comme des gazouillis d'insectes.

À l'arrière, Kidd fixait le paysage avec son impassibilité habituelle, comme s'il regardait une grille de mots croisés déjà remplie. Il venait de finir un sandwich épais – pain blanc, fromage local indéfinissable, quelque chose de carné – dont quelques miettes parsemaient le revers de son veston sombre et visiblement conçu pour l'aisance du mouvement plutôt que pour l'élégance. Witt, à côté de lui, semblait presque apprécier la vue, ou du moins, l'ironie de la situation. Il tapotait doucement sur une mallette en cuir posée sur ses genoux, un léger sourire flottant sur ses lèvres minces comme une coupure de papier.

« Remarquable, n'est-ce pas, Kidd ? » dit Witt, sa voix s'insinuant doucement dans le silence relatif de l'habitacle, à peine couverte par le ronronnement du moteur. « Cette exubérance. Cette apparente insouciance. Cette lumière crue qui révèle tout et pourtant ne montre rien de ce qui importe vraiment. On pourrait presque oublier pourquoi nous sommes ici, à profiter de cet air eurysien. »

Kidd émit un grognement sourd, centré sur les dernières bribes de son repas.

Witt poursuivit, sa voix prenant une inflexion légèrement professorale. « Toute cette orchestration, cette planification méticuleuse : l'interception chez le fournisseur, la coopération empressée de notre ami joueur – il semble avoir développé une soudaine passion pour le remboursement de ses dettes –, l'accès si commode de notre contact au sein de l'entretien... »

Il contempla à nouveau le paysage, les jeux d'ombre et de lumière sur les collines. « Malheureusement, je doute que notre sujet, ou même nos petits indicateurs à plumes jaunes, puissent pleinement et entièrement apprécier la délicatesse de notre plan. »

Kidd, ayant terminé de mastiquer, reprit avec sa logique implacable : « À cause qu'il sera mort, vous voulez dire, Mr. Witt ? »

« À cause, comme vous le faites si justement remarquer, mon cher et sagace compagnon, du fait qu'il en mourra, » confirma Witt, son sourire s'élargissant légèrement. « Quant aux canaris, eh bien, ils auront servi leur office. Passons. » Il tapota de nouveau la mallette. « Dommage, néanmoins. Il y a une certaine beauté dans la précision, même si la cible ou les facilitateurs ne sont pas en mesure de l'admirer. Un peu comme ce paysage, finalement. Il ignore totalement notre présence, notre intention. Il continue simplement d'exister, dans sa splendeur indifférente et criarde. »

La voiture ralentit, quittant la route côtière pour s'engager sur un chemin de terre plus étroit, soulevant un nuage de poussière ocre. Elle menait vers l'arrière de la bâtisse austère qu'était la paroisse du Cardinal, perchée sur un promontoire surplombant la mer, silhouette sombre se découpant contre le ciel d'azur finissant. Le soleil commençait à décliner sérieusement, étirant les ombres comme de l'encre renversée.

Witt ajusta sa cravate, un modèle en soie lie-de-vin dont le nœud était trop serré. « L'heure approche. Notre homme devrait confirmer que la routine est suivie. La messe vespérale devrait nous offrir la fenêtre nécessaire. Notre agent de l'entretien effectue son dernier passage de nettoyage. » Il ouvrit la mallette, révélant le paquet de cigarettes, si anodin, si banal. « Votre partie, je crois, Kidd. Simple substitution. Rapide, propre, invisible. Et pas de fantaisie, cette fois. Nous ne sommes pas en train de décorer une pièce montée. »

Kidd émit un autre grognement, qui cette fois ressemblait vaguement à un assentiment. Il attrapa le paquet avec une absence totale de cérémonie, ses doigts épais le manipulant pourtant sans l'abîmer, et le fit disparaître dans la vaste poche intérieure de son veston. Il ouvrit la portière avant même que le chauffeur n'ait coupé le moteur.

Witt le regarda s'éloigner, une forme massive et déterminée qui se fondit presque immédiatement dans l'ombre profonde d'un vieux mur de soutènement envahi par le lierre. Il referma la mallette avec un claquement sec, son visage reprenant une expression d'attente neutre, presque ennuyée. Dehors, le clapotis régulier des vagues contre les rochers en contrebas et le crissement assourdissant des cigales composaient la mélodie simple et immuable de ce petit coin de Youslévie. Une mélodie sur le point d'être interrompue par une note discordante et définitive.
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Opération "Juste Préféré"

Opération d'Assassinat (Simulation de Causes Naturelles)

Organisation Infiltrant : La Nouvelle Firme
Pays infiltré : Youslévie
Prévisionnel de la date (RP) de l'action finale : 30/06/2016
Prévisionnel de la date (HRP) d'achèvement : 07/05/2025
Type d’opération : Assassinat (par agent biochimique à action différée, mimant une défaillance cardiovasculaire/respiratoire naturelle.)
Province cible : #26481


RECONTEXTUALISATION / ANALYSE PRÉ-OPÉRATIONNELLE :
La cible, Cardinal M. Munditibarrementeria ("Juste Préféré"), présente un profil complexe : figure influente de l'Église Youslève, âge avancé (71 ans), mais réputation d'intégrité et détermination notable. Son passé conflictuel avec feu Cardinal Haranburu et ses liens supposés (bien que non confirmés) avec l'Orga locale créent un environnement potentiellement réactif, expliquant sa protection policière constante – l'obstacle majeur à une intervention directe. L'approche retenue par La Nouvelle Firme repose sur l'exploitation méticuleuse des routines et vulnérabilités personnelles de la cible, contournant ainsi la nécessité d'affronter directement la sécurité. La dépendance tabagique compulsive du Cardinal a été identifiée comme le vecteur principal. L'objectif est d'introduire un agent biochimique spécifique (Formulation D-7b, préparée par "L'Alambique"), conçu pour interagir avec la nicotine et provoquer une crise cardiaque ou respiratoire aiguë, dont les symptômes et marqueurs post-mortem seront indiscernables d'une défaillance naturelle liée à son âge et ses habitudes.

La livraison de l'agent se fera via une substitution discrète dans la chaîne d'approvisionnement personnelle de la cible, orchestrée par des éléments infiltrés au sein du service d'entretien et des facilitateurs locaux contrôlés. Des diversions mineures, orchestrées via des "collaborateurs" locaux (l'Orga), viseront à créer un bruit de fond logistique et sécuritaire sans attirer l'attention sur la cible elle-même.

Parallèlement, une veille informationnelle post-événement est prévue, identifiant les acteurs clés (médecins légistes, journalistes, personnel ecclésiastique) susceptibles d'influencer ou de valider le récit de la mort naturelle, afin de guider discrètement la narration si nécessaire. L'opération privilégie la précision chirurgicale, la patience et le contrôle absolu du processus, de l'initiation à la conclusion narrative.


OBJECTIFS DE L’OPÉRATION
Réussite majeure :

  • Assassinat de la cible réussie dans la fenêtre temporelle requise (pré/pendant Conclave -> Ce serait assez sexy mine de rien).
  • Cause du décès officiellement attribuée à des causes naturelles (crise cardiaque/respiratoire) sans suspicion significative.
  • Aucun lien établi avec La Nouvelle Firme, le Requérant, ou toute entité tierce.
  • Opération exécutée avec une discrétion absolue, aucune perte d'actifs ou exposition de méthodes.

Réussite mineure ("Murmure Étouffé") :

  • Termination réussie, mais des questions mineures ou un léger retard dans la confirmation de la cause naturelle surviennent (sans aboutir à une enquête formelle).
  • Le lien avec la Firme/Requérant reste non prouvé.
  • L'objectif principal (neutralisation de l'influence au Conclave) est atteint.
  • Quelques perturbations mineures dans le réseau local (Firme, Orga) suite à une vigilance accrue post-mortem.

Échec mineur ("Son de Cloche Discordant") :

  • Tentative échoue : l'agent n'est pas administré, est inefficace, ou la cible survit à la crise induite.
  • L'opération est partiellement compromise : suspicion d'une tentative d'atteinte à la vie du Cardinal, mais la méthode reste floue ou non attribuable.
  • L'objectif d'influence sur le Conclave est manqué.

Échec majeur ("Cacophonie Révélatrice") :

  • L'opération est découverte pendant son exécution (placement, tentative d'accès).
  • Preuves directes de la tentative d'assassinat et potentiellement de la méthode employée (agent D-7b identifié).
  • Risque élevé de lien établi avec l'Orga et une organisation de tueurs à gage jusque-là méconnue (la Firme).
  • Purge potentielle des "collaborateurs" locaux par les autorités. Risque de scandale international.


LIMITES ET CONTRAINTES DE L’OPÉRATION


  • Présence de la protection policière rapprochée de la cible.
  • Haute visibilité de la cible, particulièrement accrue par le contexte du Conclave imminent.
  • Nécessité d'une entre plusieurs étapes dépendant d'actifs et de routines externes (livraison, service d'entretien, habitudes de la cible).
  • Le caractère "naturel" du décès doit être médicalement plausible et résister à une éventuelle autopsie (même si jugée peu probable sans suspicion initiale).

Moyens engagés :

  • Équipe principale : deux agents de terrain et une chaîne logistique importante.
  • Spécialistes : surveillance longue distance, préparation d'agent biochimique, gestion financière/logistique initiale).
  • Actifs locaux : agents infiltrés au sein du service d'entretien de la paroisse, fournisseur de tabac compromis, contacts au sein de l'Orga pour information et diversion.
  • Matériel spécifique : Équipement de surveillance avancé, laboratoire spécialisé, système de communication codé sécurisé, agent biochimique conditionné, logistique de transport discrète.
  • Renseignements : Dossiers détaillés sur la cible, sa routine, sa sécurité, son environnement, et les acteurs périphériques.

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