Posté le : 31 jui. 2024 à 16:38:42
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Fédérer les espoirs
Sur tous les plans ou presque, Tanska incarnait à la perfection ce que les penseurs tardifs du socialisme avaient qualifiés d'aliénation, terme depuis détaillé par de nombreux sociologues et qui trouvait, dans l'économie moderne néolibérale, un sens tout neuf et tout aussi horrifiant.
C’était le constat qu’avaient fait les idéologues kah-tanais en se penchant sur le cas de la république fédérale, lui trouvant, à mesure qu’ils étudiaient ses institutions et ses lois, une quantité toujours moins importante de qualité concrète. Le pays, pour reprendre les mots d’un coordinateur du commissariat aux affaires extérieures, était un véritable « bourbier ». Un rêve humide de haut-fonctionnaire, d’extrême centriste appliquant la violence de l’État et des institutions avec légèreté et sans jamais donner le moindre signe qu’il considérait la population comme autre chose qu’une masse générique de chiffres et de données statistiques. Une force de travail engourdis par un système de droits liminaires et dont quelques éléments pouvaient accidentellement s’élever par le biais d’une « méritocratie » aléatoire, sortant dès-lors des données quantifiable pour accéder aux classes supérieures, lesquelles pouvaient profiter de leurs moyens pour vivre, penser, exister, diriger.
Ce pays était conçu de façon à ne pouvoir être pleinement compris par personne. Soit par malveillance, soit par incompétence d’une administration qu’une stratification prolongée de règles et de normes avait hypertrophié au point qu’elle continuait désormais de gonfler de façon à se doter des moyens nécessaires à sa propre compréhension. Cet ensemble écrasant de règles et de systèmes était en tout point contraire à la simplicité évidente de la démocratie communale et, du reste, contraire en tout point à la bonne menée d’un programme démocratique : même dans un système oligarchique (à comprendre libéral) de représentation, les élus étaient limités par le vrai pouvoir, qui reposait moins dans l’imposante fonction publique que dans l’inertie des règles et des décisions anciennes, et de leur implémentation du moment. L’exécutif n’était qu’un pantin faisant l’interface entre le réel et la fiction légale. Dans ces conditions, impossible de réellement obtenir des droits par la réforme, impossible de ne pas sombrer dans un certain cynisme. Pays répugnant à ce point de vue, et qui n’avait manifestement jamais connu de troubles sociaux, ce qui se traduisait par des conditions d’existence confinant les prolétaires au rôle d’animaux de somme contrôlés par des moyens administratifs divers et maintenus en vie par des aides contrebalançant à peine l'un des nombreux défauts associé à l'économie libérale, mais ignorant les héritages et déséquilibres de pouvoir qu'elle induisait mécaniquement.
Cela, les kah-tanais l’avaient bien compris, et il fallait maintenant réfléchir à une stratégie concrète pour permettre une évolution des mentalités et des institutions. Le but n’était pas spécifiquement de provoquer une révolution ou même des réformes en Tanska, mais plutôt de régénérer la gauche eurysienne, laquelle était en perte de vitesse, coincée entre les dérives de centristes décomplexés et l’ombre Loduarienne. Le pôle kah-tanais, disons pôle historique, revenait sur le vieux continent avec des vieilles idées mais des méthodes neuves. L’exercice entreprit avant la junte de 90 allait pouvoir reprendre selon les normes du cool kah-tanais et de l’intersectionnalité. Il s’agissait, en bref, de faire fonctionner les choses seules et sans intervention de l’Union, mais selon des modalités amenant mécaniquement les choses à une conclusion satisfaisante.
En d’autres termes il fallait former les partis, les associations, et les obliger à se parler franchement. Un travail que l’on pouvait effectuer sur le temps court. Il était simple de répandre des idées. Encore plus quand celles-là s’accompagnaient de financements, de conférences, de longs discours et de livres de sociologie et de théorie. C’était là l’une des forces du communalisme kah-tanais. Outre sa position lointaine en Paltoterra, calmant mécaniquement les inquiétudes territoriales d’une partie de la population et de l’intelligentzia, il était un modèle de démocratie et de transparence. Tout le monde pouvait aller au Grand Kah et constater qu’on y travaillait modérément, qu’on y vivait très bien. Qu’on y parlait librement et qu’on s’y impliquait dans la vie publique. Beaucoup des problèmes qui animaient la gauche internationale – anti-racisme, féminisme, inquiétudes démocratiques et économiques – y étaient réglés depuis si longtemps que le système kah-tanais visait moins à régler des problèmes qu’à optimiser des solutions. C’était, pour quiconque rêvait d’équité et de justice, ou simplement d’avoir du temps libre, des hobbys et à manger tous les soirs, un exemple frappant de succès. Ce qui faisait que fatalement, quand un auteur kah-tanais parlait du socialisme, on l’écoutait. Du reste, les préoccupations de la jeunesse y trouvaient des réponses à la fois élégantes et faciles, et la classe ouvrière pouvait pour sa part envisager des méthodes que deux siècles d’action directe avaient rodés. Il y en avait pour tous les goûts et toutes les sensibilités.
Mais les kah-tanais ne venaient pas faire la révolution. Pas même la provoquer. Leur argent, leurs discours, leurs formations, leurs rencontres, leurs sourires, leurs baisers fraternels, tout ça venait moins chambouler le tissu politique qu’aider la gauche locale à s’organiser et se trouver. Un leur promettait un front populaire dont l’ampleur dépasserait les frontières seules du pays. On leur disait qu’il y avait, en Eurysie, en Paltoterra, partout en fait, l’espace nécessaire pour que les gauches se parlent et avancent groupées, pour que les idées des odeurs et des orateurs filtrent au-delà des frontières, pour que les problèmes de toutes les minorités, de toutes les femmes, de tout les queers, trouvent des réponses communes, et on leur promettait tout ça non pas sous des formes vagues et rhétorique, mais concrètes et opérationnelles. Au-delà des questions strictement politiques, créant des rivalités mécaniques entre partis, pour des places en mairie, au parlement, dans les localités et les régions, il y avait des universités d’été à faire, des associations à rassembler, des bibliothèques communes à monter, de syndicats étudiants et ouvriers à fédérer. Les choses pouvaient avancer et, non-seulement pouvaient le faire, mais devaient le faire. C’était avec l’assurance du devoir historique que les kah-tanais déployaient leurs efforts.