Le silence des sœurs Le déliquescence du "Monde fortunéen" ?
L'Histoire est ainsi faite: elle n'est pas chose morte, un fil discontinu et plat, parfaitement linéaire, loin de là. L'Histoire bouge, elle est en mouvement permanent, elle tire son énergie des forces qui viennent l'animer, de ça et de là, dans une grande dynamique d'inertie: un petite quelque chose provoque autre chose, qui déclenche quelque chose de gros. Ce mouvement a toujours été variable, et il n'a jamais été uniforme: il se passe tant de choses certaines décennies, voire certaines années, que les temps suivants, plus calmes, peuvent paraître s'écouler aussi lentement que des siècles, et être vécus par ceux qui l'animent comme des moments perdus: une illusion d'optique qui illustre la puissance de deux mécanismes fondamentaux: la volonté du changement affrontant celle de la conservation de ce qui a été, notre désir d'améliorer notre sort se dressant face à notre propre nostalgie, qui mène un combat vain dans la quête de la sauvegarde de nos repères. L'Histoire, c'est cela: le récit tragique et inéluctable du changement permanent, et la place que les acteurs de cette pièce possèdent, dans un spectacle bien souvent plus pathétique qu’héroïque. Bien souvent, c'est la différence de rythme dans ce récit qui détermine ce que sont les civilisations, dont les effondrements et les naissances ont lieux lorsque l'on pose deux de ces histoires côte à côte sur une même étagère. La cité d'Adria pour laquelle travaille sa petite compagnie est belle, mais elle ne permet pas de faire cicatriser certaines choses, des plaies que la voix de la dame de Lykaron ont ouvertes, béantes et suintantes.
L'Histoire vient mettre la jeune femme dos au mur: trois ans qu'elle s'était figée, et la voilà repartie, dans un enchainement d'évènements qui la dépassait, et qui affecterait les millions d'enfants de Dame Fortune. Elle esquissa une réponse, sous la forme d'une syllaba, une seule qui suffit à remettre le doigt dans l’engrange: "Oui.".
Dans cette grande Histoire, le récit de ce que l'on nomme "Monde fortunéen" a toujours tenu une place à part. Il existe indéniablement un "temps fortunéen", une unité de mesure qui détermine qui appartient ou non à ce grand livre. Que nous raconte donc ce livre, plus vieux que la plupart de ceux rangés dans la bibliothèque ? Le Monde fortunéen nous raconte cet univers décentralisé, fait de la somme d'une myriade d’intérêts locaux. Ici, il n'y a guère de royaumes et d'empires, il n'y a jamais eu autre chose que le récit d'hommes qui se définissent comme libres, des hommes qui se pensent égaux entre eux, qui se jaugent en permanence dans la dignité de ce statut: des groupes de citoyens qui possèdent entre eux le lien de la paternité commune. Ces groupes d'individus se battent entre eux, ils se disputent, et ils en meurent parfois même...mais ils possèdent un trait commun qui les rend dignes à leur sens de se battre pour obtenir cette dignité: l'héritage de Fortuna est leur revendication commune, à toutes et à tous. Fortune reste et restera le centre décentralisé de ce monde éclaté d'îles, d'îlots et de bouts de terre. On peut les appeler "Velsniens", "Canossiens", "Volterrans", "Landrins"....du pareil au même: les mêmes institutions, peu ou prou, et malgré les différences, il y a toujours le poids invisible du carcan de la vieille Fortina qui enserre les actions, les paroles, qui forment un flot de références culturelles communes qui sont les responsables à la fois de la réussite et des drames de leurs existences.
Parfois en Histoire, l'on connaît enfin ces périodes d'accélération et de remous propres à un monde...et si ce n'était pas le cas du monde fortunéen ces jours ci ? Ce n'est pas nouveau: cela fait des années que cet univers de cités-états connait ses instabilités, le plus souvent locales: la guerre de l'AIAN dans les années 1970-1980, la démocratisation de Fortuna au XXème siècle, la guerre des triumvirs plus récemment...et si tout cela ne faisait pas partie d'un grand tout ? D'un ensemble de répliques annonciatrices de changements plus importants encore qui s’inscrivent dans un grand mouvement de fond. Le changement est l'ennemi de la plupart de ces cités: le Sénat velsnien, le gouvernement renversé fortunéen, même la Démocratie apaméenne...mais ce qu'elles ignorent, c'est qu'il est déjà à l’œuvre dans bien des endroits, parfois même sans que les acteurs de cet univers quasi insulaire ne s'en rendent compte. Ce n'est que lorsque le centre de ce monde connait des remous que toutes ses extrémités commencent à le ressentir. La Guerre de l'AIAN ? Des tumultes en lisière du monde fortunéen, insignifiant... La démocratisation de Fortuna ? Un simple épisode de passation de pouvoir de façade sans aucune évolution. La Guerre des Triumvirs ? Plus compliqué...car c'est bien là la première fois depuis longtemps que deux parties de l'élite aristocratique fortunéenne se sont déchirés sur le sens à donner à l'Histoire: le tour en arrière ou la conservation ? Ce fut peut-être le déclic de ce qui est en train de se produire dans le cœur de la cité fotunéenne, mais pas seulement...
Les choses sont en train de changer, tout le monde le sent, mais personne ne sait encore dans quel sens ira l'Histoire cette fois ci. Chez les velsniens, on scrute attentivement chaque mouvement, chaque signe de ce qui pourrait advenir de la cité-mère: certains sont inquiets, d'autres sont empressés, les destins se décident dans ces instants là. Personne n'arrive à mettre le doigt dessus, mais dans toutes les parts de cette petite élite, on sent quelque chose: le fond de l'air a drastiquement changé en l'espace de quelques semaines et tous se posent la question: Que va t-il advenir de notre monde ? Le bruit enfle, le sifflement devient strident: la Guerre des Trumvirs n'était pas un cri d'alarme isolé, mais peut-être le signal de la remise en route de la grande Histoire. La Dodécapole a essuyé une première secousse: ses cités ont vu la réémergence au sein de la plus grande d'entre elles de la tentation de l'autoritarisme, la séduction du mythe de l'Homme providentiel, qui revient hanter Velsna lors des remous de son Histoire, ces moments de vacance et d'appel d'air qui permettent aux monstres de se manifester. Le tyran Dino Scaela a échoué de manière aussi magistrale qu'évidente, mais l'onde de choc de ses actions ne s'est jamais dissipée. Il hante encore les conversations, et il est resté gravé dans les esprits tant de ses partisans déchus que de ceux qui ont été marqué du traumatisme de son existence. A Velsna, la Maîtresse du Grand Commerce Cavali était de ceux là: lorsque les scaeliens lui ont pris son mari et son plus grand fils, elle a réalisé cette horreur, ce constat que Scaela ferait toujours partie de son existence, qu'il soit vivant, exilé ou mort. Le chagrin, la peine, la rage...Julia Cavali les aura pour elle à jamais.
Il en est allé de même dans toutes les familles, pas seulement à Velsna mais aussi dans la Dodécapole. Dino Scaela y a autant suscité le rejet que l'adhésion. Les dodécaliotes ne sont pas restés les bras croisés à voir l'hégémon velsnien s'autodétruire: la remise en question s'est faite dans tout le spectre politique, des cercles de philosophes apaméens aux milieux de la recherche scientifique d'Adria. A tous se dévoilés deux chemins, que Scaela a illuminé avec une torche jetée au sol, avec le tact qu'on lui connait: la liberté chère aux cités, ou la sécurité qui conditionne cette liberté. Liberté ou sécurité, il n'y aurait pas d'entre deux. Les velsniens ont choisi la liberté, dans le sens tout velsnien du terme: la liberté de ses élites, que l'on s'entende là dessus... Mais qu'en était-il des apaméens ? Des adriens et des volterrans ? Au fond, le mercenaire qui subtilisé Volterra à ses propres habitants n'est t-il autre chose qu'un autre Scaela ? N'est-il autre chose qu'un homme providentiel comme le monde fortunéen en voit dés que les choses tournent mal ? Peut-être. Des Scaela, il y a en a des légions entières, qui n'attendent que la faiblesse de gouvernements dits "légitimes" pour sortir du bois. Parmi les élites velsniennes, on commence à cogiter: et si cette dynamique se diffusait dans tout le monde fortuéen, jusqu'à en contaminer le cœur ? Et si un jour, Fortuna tombait aux mains d'un tyran qui n'en serait qu'une énième incarnation, un énième Scaela ?
Les réactions, bien entendu, ne seront pas les mêmes selon à qui l'on s'adresse: les périodes de chaos et d'incertitude ne sont pas forcément chose mauvaise selon à qui l'on s'adresse. Au contraire, les périodes de transition sont ces instants où ceux qui n'avaient jamais eu d eplace dans la grande Histoire se voient ouvrir des portes qui jusq'ici, leur étaient fermées. Les mots trompeurs comme "déclin" ou "décadence" n'existent pas dans la grande Histoire. La rupture d'un rapport de force n'est pas à analyser comme quelque chose de mauvais pas plus que l'on peut dire du feu qui vient consommer le bois et le charbon qu'il est mauvais: il produit simplement les effets de son existence, avec les conséquences qui les accompagne: il peut réchauffer votre repas et vous tenir chaud comme il peut brûler votre maison. De la même façon, l'Histoire ne punit pas, pas plus qu'elle ne récompense: des périodes de grands changements peuvent survenir le bon. Aussi, tous espèrent, chacun dans son couloir, que ce sera le cas. Le malheur de Julia Cavali peut tout aussi bien être le bonheur d'un Altarini.
Altarini...si nous avions besoin d'avoir l’illustration d'individus laissés de côté par l'Histoire, de grands perdants du moment, Dom Franscesco Mogador Altarini serait de ceux là de manière indubitable. Perdant du moment..que dis-je...perdant de l'Histoire, mais pour combien de temps ? Les anciens optimates: que ce soit les exilés ou ceux dont l'implication avec Scaela a été suffisamment discrète pour ne pas subir l'opprobre. Ceux là attendent patiemment leur heure, ils attendent un signe de l'Homme providentiel qu'ils n'ont su prévoir en Scaela: ils répètent de plus en plus fort, distinctement et à l'unisson, un nom en deux syllabes: Déria, Déria, Déria... On en parle pas là d'un changement de pouvoir dans une obscure petite ville deodécaliote, mais d'un potentiel évènement qui serait porteur d'immenses conséquences, et si d'aventure se produisait, inonderait le reste de ce monde insulaire d'une onde de choc bien plus grande que la Guerre civile velsnienne. L'accélération de l'Histoire, la vraie...elle était là, à portée de mains pour ces individus jusqu'alors condamnés à vivre dans la pénombre.
Le vent du changement, il caressait les joues de beaucoup, et certains le sentait davantage que d'autres. Il n'y avait pas que cet Altarini de malheur: des couloirs du Sénat velsniens aux cités reculées de la Dodécapole, il y avait cette lame de fond qui se faisait sentir, qui faisait comme une série de frissons remontant le long du dos pour venir se loger dans la nuque. A Adria, le vent de changement frappa à la porte de Gina Di Grassi de la même manière qu'il vint se présenter à Altarini: deux oubliés de l'Histoire, s'opposant sur bien des points, mais qui sont mû tous deux par la grande dynamique de l'Histoire. Le jeune femme s'était trouvée de nouveaux buts et une nouvelle vie parmi ce groupe de joyeux bagarreurs qu'étaient les chasseurs strombolains du chef mercenaire Riccardo Patrese: une vie parfois difficile, mais simple, et éloignée des affres de la politique. Mogador Altarini a été laissé de côté par l'Histoire, Di Grassi quant à elle s'en est mise volontairement à l'écart, mais il aura fallu d'un appel téléphonique pour lui faire comprendre que l'Histoire avait décidée pour elle de la place qu'elle y prendrait: l'accélération. |