L’air avait le goût du fer et des feuilles mortes. Dans le silence du jardin, rompu seulement par le souffle discret du vent et le froissement des branches, il laissait son corps s’abandonner à la fatigue. La douleur n’était plus aiguë, mais diffuse, installée comme une présence familière. Passant sous un olivier, il sentait l’écorce rugueuse sous ses doigts tremblants, la tiédeur du jour sur sa nuque fragile. Son cœur battait lentement, au rythme d’une oraison intérieure sans mots, faite d’attente, de foi nue. Une nouvelle opération approchait, et pourtant, seule l'habitait la sensation étrange de se fondre peu à peu dans Son silence. Une brise tiède caressait sa peau sèche, et l’odeur des feuilles mortes lui montait aux narines, mélange d’humus et de doux encens. Il contemplait les frères et sœurs, tout occupés au travail et à la prière, où chaque monceau de terre fleurissait de bourgeons de vie, chaque fresque restaurée ranimait les couleurs d'un autre temps, chaque mélodie chantée défiait le bruit, chaque bâtiment s'embellissait de pierres sculptées, chaque beau geste généreux, chaque belle phrase prononcée se faisait acte de révolte contre la laideur de l'Enfer, contre l'enfer de la laideur. Assis là, immobile, il se sentait comme un hibou dans les ruines, guettant sans attendre, vivant selon la plus pure condition de l'homme, de ses deux seuls soupirs qu'il connait du berceau au tombeau, douleur et amour. Tout en lui s’était ralenti, comme si le temps, par respect, marchait désormais à pas feutrés. Le monde ne pesait plus de la même façon. Il n’y avait plus de cris, seulement cette présence discrète et brûlante, invisible mais partout, dans la lumière pâle, dans la pierre tiède contre son dos, dans le rythme irrégulier de son cœur fatigué.
Le confesseur entra par l’allée ombragée, sa démarche souple malgré l’âge, enveloppé dans sa soutane noire bordée de rouge. C’était un homme grand et maigre, aux gestes mesurés. Son visage, encadré d’une barbe poivre et sel, portait la fatigue de ceux qui ont veillé longtemps. Un large front dénudé surmontait deux petits yeux vifs et enfoncés, pleins d'une attention presque douloureuse. Sous sa calotte rouge, posée avec précision sur un crâne largement dégarni, il avançait sans bruit, comme absorbé, ses mains noueuses croisées devant lui.

« Votre Sainteté, fit l'homme au malade, tout en s'asseyant à ses côtés sans attendre la moindre validation.
- Un manteau trop grand qu’on a plié dans un coin, dit-il doucement. Un nom qu’on murmure encore par habitude, comme on parle à une statue.
- C'est pourtant bien votre titre. »
Le silence s’installa brièvement, léger mais palpable, celui d'une pause naturelle entre deux mouvements. Les yeux du pape restèrent fixés sur un point invisible, comme s’il laissait la question se fondre dans l’air autour de lui. Il brisa de lui-même son mutisme.
« Vous venez me confesser ?
- Chaque parole est une confession, même le mensonge est criant de vérités.
- Et les cardinaux ?
- Ils sont tous réunis. Il n'y a plus qu'à attendre la fumée blanche. Mais vous devinez bien que ce n'est pas le fond de ma visite, n'est-ce pas ?
Un pli léger barra le front du pape. Il baissa les yeux, cherchant visiblement ses mots sur les dalles du jardin. Sa main, posée sur ses genoux, trembla à peine, puis se referma lentement, comme pour contenir un frisson intérieur. Il esquissa un sourire, mince, presque ironique, vite effacé. Son regard se releva, croisa celui du visiteur, puis s’en détourna aussitôt vers le ciel voilé. Le silence, cette fois, semblait moins une pause qu’une résistance. Il reprit d'une voix plus basse.
« En effet...
- Vous savez aussi que je suis votre oreille dévouée. »
Le pape inclina légèrement la tête, recevant ces mots avec gratitude, mais aussi avec une gêne sourde. Il ouvrit la bouche, la referma, inspira profondément. Une lutte muette passa dans ses yeux — entre le besoin de se confier et la pudeur tenace de ceux qui se sont accoutumés à porter le silence comme un habit. Ses doigts effleurèrent distraitement sa ceinture, puis il releva lentement le regard, hésitant encore, le souffle un peu court.
« C'est drôle, je croyais tant connaitre Job que cela me préparerait. Mais le jour venu… quand la douleur m’a touché en chair et en esprit… ce que j’avais écrit, ce que j’avais enseigné… tout cela m’a échappé. Comme des cendres. Je n’ai pas su prier comme lui. Je n’ai pas su me taire non plus...
- Votre Sainteté, ne soyez pas dure avec vous-même. Il entend tout, même ce qui cache derrière le cri. Peut-être est-ce là, dans cette lutte, que réside une prière plus proche de l'âme que les mots.
- Mais que puis-je encore offrir à l'Eglise après cela ?
- ...Vous savez qu'ici bas, le plus tendre de vos amis est toujours celui qui a le plus souffert ou qui a aimé avec le plus d'abnégation. La mesure de l'amour fait la mesure de la douleur, mais la mesure de la douleur donne aussi toujours celle de l'amour. Ces hommes dont le caractère est à la fois si ferme et l'esprit si doux, ces hommes sur lesquels se repose le cœur et que chacun désire consulter, ne se rencontrent que parmi ceux qui ont traversé les grandes difficultés de la vie, qui on été plus ou moins à l'école de la douleur. Vous qui avez souffert, vous ne savez pas combien vous êtes devenu précieux ; vous ne savez pas quelle lumière sort de vos yeux, et quel miel coule de vos lèvres. »
Aucun mot ne vint. Lentement, il se leva. Son corps mince semblait peiner à se redresser, mais le geste était volontaire, calme, presque digne malgré la fatigue. Il fit quelques pas dans le jardin, sans dire un mot, ses mains croisées dans le dos, effleurant du regard les fleurs basses qui bordaient l’allée — lys, camélias, quelques roses tardives. Son regard s'attarda sur une corolle entrouverte, pâle et fragile, qu’il contempla un instant comme on lit un psaume oublié. Le silence était doux, non pesant.
« Si vous survivez, alors vous serez le pape des couloirs et des jardins, le pape des ombres discrètes et des silences pleins. Vous serez le pape sans pouvoir, des veilles, des retraites, des prières nocturnes. Le pape émérite, celui que Dieu n’a pas épargné, mais qui a été tenu, malgré tout, dans Sa main. »
Pendant que les paroles s’égrenaient, le confesseur s’était lentement redressé. Sa main gauche s’appuya un instant sur le plat de la table, l’autre lissant machinalement les plis de sa soutane. Il se releva sans hâte, sans solennité non plus, mais avec cette gravité naturelle de ceux qui se tiennent debout devant la douleur d'autrui sans chercher à la nommer trop vite. Son regard s’attarda un moment sur son interlocuteur, puis, il reprit d’une voix plus ferme.
« ...Faites tout par devoir, tout devoir avec plaisir. Et souvenez vous, damnés seront les mous, heureux seront les doux. »