Posté le : 31 jui. 2024 à 21:04:16
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Hégémonie, contre-hégémonies
En 1930, l'intellectuel kah-tanais d'origine velsnienne Theodore Belleni finissait d'écrire son traité de l'Hégémonie, critiquant le socialisme matérialiste et ses théories en leur opposant notamment le développement des médias de masse et la création d'un système d'hégémonie culturelle rendant toute révolution impossible pour les ouvriers et travailleurs avant qu'une victoire décisive ne soit acquise sur le plan culturel. En d'autres termes il s'agissait de la remise en question d'un certain nombre de mécaniques semblant aller de soi aux tenants les plus orthodoxes de la ligne historique, leur opposant une conception plus fluide des ancrées dans la modernité des conditions nécessaires à l'éclatement d'une révolution.
Si les kah-tanais eux-mêmes n'étaient pas tout à fait des matérialistes orthodoxes – cette mouvance existant à la convention aux côtés d'innombrables autres – ils n'en avaient pas moins lu Belleni et avaient pleinement adoptés ses idées au sein de leur corpus théorique de telle façon qu'on trouvait encore, presque un siècle plus tard, d'importantes traces de ses théories dans tous les plans un peu sérieux de conquête du pouvoir par les communalistes. Le pouvoir, à Velsna, ils en étaient encore loin. C'est que la guerre de tranchée, étape essentielle à la création des conditions permettant l'avènement d'une révolution socialiste quelle qu'elle soit, venait tout juste de débuter et que malgré quelques importants coups d'éclats, telle que la journée des barricades, le consensus restait aux mains de l'hégémonie. Le PEV lui-même ne faisait d'ailleurs que reprendre les termes d'une autre hégémonie. C'était sa force et sa faiblesse, le terrain sur lequel il s'avérerait vraisemblablement possible de le réduire. On ne se faisait du reste pas d'illusion sur la capacité des communalistes à faire disparaître les eurycommunistes. Il fallait simplement les affaiblir pour que leurs plans ne soient plus réalisables sans l'aide des autres forces de gauche. Les communalistes, par nature, étaient capables d'accepter des solutions d'alliance et de consensus. C'était aussi ce qui motivait leur détestation du PEV hégémonique.
La vérité, bien entendue, c’était que le PEV était la seule force de gauche du paysage politique, du moins jusqu’à peu. Et elle n’était du reste pas la seule force que l’on pouvait soumettre à un effet d’érosion électorale. Du reste, une stratégie réaliste, donc passant par une alliance avec le PEV à terme, ne pouvait permettre d’attaquer frontalement les eurycommunistes. Fort heureusement, l’intégralité de la classe médiatique s’en occuperait pour les communlistes, qui prendraient dès-lors l’image de la gauche acceptable.
Une perspective qui en disait long sur l’ignorance générale de celles et ceux qui écrivaient et parlaient sur le mouvement sans en être. Ce dont bien entendu, le mouvement ne se plaindrait pas. Il profitait de cette ignorance pour se développer.
En effet si les eurycommnistes fonctionnaient sous la forme d’un parti de masse, l’un des seuls véritablement fonctionnel de l’Eurysie, les communalistes, eux, avaient un public désigné très précis. Les universitaires et les classes moyennes précaires, c’est-à-dire le corps professoral, la petite fonction publique, le monde des arts et de la culture. C’était tout ce qu’il fallait pour fabriquer une contre-hégémonie et à ce titre, l’abondance production de la maison mère kah-tanaise offrait un matériel plus que conséquent pour rendre tangible la réalité d’une potentialité communaliste. Sans même chercher à importer une forme de propagande, le cinéma kah-tanais se passait au Grand Kah et exposait une réalité quotidienne qui pouvait sembler bien étrangère au velsnien de base, lequel pourrait toujours se raccrocher aux récits et émotions très humaines des personnages. Il fallait rédiger. Créer. Des articles de presse et de science, des pamphlets, contaminer le monde étudiant et la jeunesse. Puis sortir du cercle, aussi. Aller au contact du monde réel. Et pour ça Velsna présentait de nombreuses opportunités liées à une société conservatrice et depuis longtemps. Les nouvelles lois Di Grassi et la chute du tyran Scaella avaient ouverts la voie à un surprenant printemps de la société civile que les communalistes entendaient bien animer. Parce qu’ils avaient l’expérience et la formation politique, largement fournis pas les amis de la lutte internationale, ils se fondaient dans les associations comme chez eux. C’est-à-dire, dans celles qu’ils n’avaient pas fondés. Groupes de soutien, anti-raciste, pour la citoyenneté, groupe de pression, aide aux démunis, aux sans-abris, aux femmes battues, aux homosexuels. Le monde LGBT+ était lui aussi courtisé à renfort de vérités et de méthodes militantes. Le virilisme ouvrier du PEV s’intéressait aux mécaniques socio-historiques mais ne faisait rien pour l’hégémonie, rien pour les gens dans leur individualité. Il y avait pourtant là un appel criant à des droits et du respect, auquel la méthode anarchiste pouvait répondre par bien des aspects. L’aide mutuelle et la coordination des efforts pouvait porter ses fruits. Le monde associatif. Voilà bien une réalité qui échappait aux partis de masse, un tel fourmillement émanait de problèmes si diverses qu’il ne pouvait qu’échapper à un contrôle central, d’une part, et tendait à se méfier des institutions trop pharaoniques, de l’autre. Terreau fertile pour faire naître une contre-hégémonie.
Enfin, il fallait porter sa voix, et si la force du communalisme était sa multiplicité, cette voix avait besoin d’être multitude. C’est à ce titre qu’on avait fait émerger une quantité de leaders locaux. Portes parle et représentants chargés de fédérer et coaliser des revendications locales et de profiter tant que cela était possible des largesses consenties par le pouvoir. C’était le moment où jamais de faire bouger les lignes, de rectifier de peu le trop grand retard accumulé par la faute du conservatisme Velsnien.
Parmi ceux-là deux s’étaient révélés au sein des sections et avaient, après un très rapide processus de sélection interne imposé par les élections, atteint un rang national. Ils étaient maintenant les principaux orateurs d’un mouvement qui se rêvait en pleine expansion, capable de coaliser des espoirs divers autour de lui. Le premier était Antero Bava, lequel pouvait compter sur une courte carrière de résistant puis de militaire durant la guerre civile pour assurer son image, après laquelle il était retourné à son occupation initiale de militants par le fait, pamphlétaire désabusé et internationaliste dont les textes et les théories avaient été fondateurs dans le développement du mouvement. L’autre, plus inattendue, était une femme. Alessandra Dalle Bava appartenait à cette classe encore mal dégrossie des intellectuels, forte de nombreux diplômes en sciences sociales et naturelles, et d’une longue carrière de journaliste que la dictature n’avait fait que sublimer, elle était à ce titre un modèle type de leadeuse communaliste. Une intellectuelle hyperactive et engagée, qui avait tenté de donner d’elle durant la guerre civile, non pas en rejoignant une garde civile mais en documentant avec soin les transgressions du régime scaelien puis les horreurs de la guerre. Elle avait ensuite dénoncé. Mis à jours. Révélés les crimes, les compromissions, les manquements et les tragédies. Un travail important. Combien de familles lésées avaient été défendues par ses pages ? De jeunes femmes et hommes violés par une armée que l’on voulait pardonner ? Combien d’exaction avait-elle recensé, de mensonges officiels sur le nombre de mort ou l’identité des disparus ? Les communalistes étaient venus vers elle pour lui proposer son soutien, et elle avait décidé qu’ils avaient besoin du sien, pas le contraire.
Fontana se voyait en voie des sans riens. De ceux que les partis et les factions oubliaient. Elle donnait à la campagne de Bava un vernis différent, plus ouvert et particulier, profondément humaniste, qui accompagnait bien la nature utopiste et sociale des communalistes. Il ne s’agissait certes que du communisme à grand-papa, mais celui-là savait se moderniser, surfer sur la naissance des consciences de classe, identifier les problèmes, les mettre en avant, les exploiter. En faire des points politiques importants. Restait maintenant à prendre et garder le contrôle du narratif, une mission que l’abondance de réseaux militants et intellectuels, bientôt artistiques, rendrait possible. Oui. C’était le parti des gens libres et des oubliés.
Qui de mieux pour représenter une jeune république ?