Du bout de sa botte militaire, Matthias Lehtinen repoussa une morceau de brique tout tâché de sang sec. Port-Hafen c’était maintenant beaucoup de ruines et de décombre, ce qui avait été quelques jours plus tôt encore une charmante – et riche – petite ville portuaire avait été réduit à moins que rien en l’espace d’une soirée sordide. Misère. Misère que tout cela. Derrière lui, quelques-uns de ses gars faisaient le même constat, à voir les moues pincées par l’horreur des événements.
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On peut dire que ça aura été expéditif, grimaça l’officier Lukka, la main posée sur son fusil mitrailleur.
Matthias hocha la tête. «
Faites prévenir les civils de ce qui les attends, que personne ne mette le pied là-dedans sans savoir ce qu’il va y trouver. »
Les civils, ça avait tendance à dégobiller pas mal dès qu’on leur mettait de la trippe sous le nez. Tous Pharois qu’ils puissent être, ceux-là avaient passé plus de temps en Aleucie qu’au pays et c’était prudence que de considérer qu’ils devaient avoir plus de lait dans le sang que d’eau de mer. Laissant traîner son regard sur la place, Matthias se fit la réflexion que l’hôtel de ville était presque le moins pire à voir, tout détruit qu’il était, que les maisons pour partie intactes, aux vitres brisées et portes défoncées, laissant voir du coin de l’œil ici et là de glaçantes traînées de sang.
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Eh, je connais ce gars-là ! déclara derrière lui un soldat.
Matthias se retourna pour apercevoir l’un de ses gars penché sur la face livide d’un cadavre. «
Leo qu’il s’appelait, ou Markko je sais plus, on a fait nos classes ensemble ! »
La plupart des morts aux alentours appartenaient à l’armée Saint-Marquoise mais il se trouvait d’aventure quelques-uns de leurs compatriotes, ceux restés en arrière qui avaient volontairement fait le choix de rester en arrière défendre la place. Franchement, Matthias ne s’était pas attendu à ce qu’ils soient si nombreux : rien ne les obligeait à mourir pour Port-Hafen, sinon un vague relent d’héroïsme qu’ont parfois certains soldats. La plupart des types sur place s’étaient surtout tirés, à dire vrai, ce qui à défaut de protéger grand-chose avait au moins eu le mérite de leur fournir des informateurs directement sur place dès lors que les troupes de Listonia avaient regagné la mer.
Parfois, être le premier arrivé, ça comptait.
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Mon dieu, mon dieu…Remontant l’allée principale, une dizaine de personnes lançaient autour d’eux des regards consternés. Sur la trentaine qui avaient fait le voyage depuis Valmount en Saint-Marquise et Käskinnen au Lofoten, seul un tiers s’était finalement décidé à remonter les ruines dévastées de la ville. Des associatifs, pour la plupart, ainsi que quelques officiels locaux qui avaient gardé des liens avec le Pharois et ses réseaux.
Matthias se porta au-devant d’eux, la mine grave.
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Inutile d’aller plus avant, c’est le même spectacle et vous pourriez vous blesser si des bâtiments s’écroulaient. Et vous risqueriez de gêner les sauveteurs. Manifestement soulagé de la proposition, plusieurs des civils abondèrent en hochements de tête.
- Lehtinen… c’est absolument abominable… comment a-t-on pu laisser faire une chose pareil… ?
- Erreur de timing, grogna l’officier avec amertume.
La marée s’est retirée et les crabes ont fait un festin.L’autre lui adressa un regard éberlué. Les métaphores maritimes étaient à la mode au Pharois eurysien mais n’avaient visiblement pas passé l’océan d’Espérance pour atteindre Saint-Marquise et le Lofoten. Matthias reformula :
on a abandonné la base trop tôt, la Merirosvo est allée trop vite pour renvoyer tout le monde à la vie civile et les Listoniens en ont profité. »
Son vis-à-vis hocha la tête, soucieux.
- C’est déplorable, absolument déplorable… et Saint-Marquise… je ne comprends pas comment une chose pareil a pu se produire…
- Ils ont été dépassés. Sept-cents types ça suffit à assurer la sécurité d’une région, mais pas à mener une guerre. Et l’armée saint-marquoise est obsolète technologiquement.Le Pharo-Saint-Marquois se fendit d’une grimace. «
Nous sommes un pays de paix. »
- Si vis pacem para bellum, vous connaissez le principe.
- Il ne faut plus jamais laisser une chose pareil se reproduire, mon dieu quelle horreur… Lehtinen, nous n’allons pas rester sans rien faire !Un autre abonda derrière lui, son accent trahissait ses origines Lofotenoises. «
C’est impardonnable ! Et injuste ! L’Aleucie est une région de paix, il est inadmissible que de telles atrocités y soient commises. Ma famille a émigré sur ce continent pour chercher la tranquillité et la richesse il y a deux générations de cela, ces Listoniens… Hafenois… ils ne demandaient pas plus que cela, c’est absolument inadmissible ! L’Empire doit répondre de ses actes. »
Matthias haussa les épaules.
- Et avec quelle armée comptez-vous rendre justice exactement ?
- L’ONC, le Liberalintern… la Listonie s’est isolée en faisant preuve d’une telle barbarie, nous devons absolument prendre des mesures !Le Saint-Marquois balaya l’avis de son comparse d’un geste de la main.
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Je ne sais pas pour vous Toni mais moi je n’ai pas le pouvoir de diriger des armées, la question ne se pose pas à notre échelle.Le Lofotenois prénommé Toni désigna Matthias de la main :
Lui commande. »
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J’ai mis mes hommes et mes appareils au service de la République, oui. Mais cinquante avions de combat, fussent-ils de dernière génération ne suffiront pas à partir en guerre, oubliez ces fantasmes de civils, la guerre personne ne la veut et si elle advenait, ce n’est pas un Port-Hafen qu’il y aurait, mais cent, mille.Les deux autres échangèrent un coup d’œil embarrassé.
- Nous pouvons au moins aider à reconstruire… ?
- Ça, oui !
- Certains capitaines pirates y sont allés de leur poche pour aider à rebâtir la ville. On parle de dix milliards d’écailles, c’est une somme.
- Ne vous leurrez pas, même s’ils existent, les capitaines pirates avec le cœur sur la main sont rares, nous avons affaire à des hommes et des femmes d’affaire. Si Port-Hafen est relevé de ses cendres avec de l’argent pharois, il faudra attendre quelque chose en retour.
- Et quoi donc ?Une ombre passa sur le visage de Matthias Lehtinen.
Marché noir. »
Nouveau regard embarrassé.
- Ma foi… un peu de contrebande…
- C’est dans les mœurs !
- Ça n’a jamais fait de mal à personne, c’est vrai.
- Je ne sais pas pour vous mais moi, j’ai toujours détesté les douanes de toute façon.
- Et puis si c’est le prix de la paix et de la prospérité, alors…-
Oui oui, sans aucun doutes, sans aucun doutes.Même exilé à Saint-Marquise ou au Lofoten, un Pharois demeurait un Pharois et l’esprit de réseau qui habitait ces gens-là n’avait jamais failli à sa réputation. Peut-être quelque chose dans ce sang-là qui poussait à la débrouille ou, plus vraisemblablement, qu’il y avait de l’argent à se faire et que les Pharois quittant le pays étant notoirement pauvres – du moins avait était-ce longtemps le cas – l’alliance des frères de la côte et des gentilshommes de fortune avait au fil des siècles assuré la survie de chacun des deux.
Matthias balaya la discussion de la main.
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Charge à vous autres de faire ce que bon vous semble, moi je vais protéger Port-Hafen et j’entends demander d’avantage de matériel à la maison mer. Le Pharois s’est bien enrichi avec ses rentrées d’argent, il est plus que temps qu’il en sorte quelque chose pour les autres.