La kah-tanaise s'était légèrement penchée en avant pour écouter la réponse de son interlocuteur, souriant ou acquiesçant doucement à certains moments - notamment lorsqu'il fut question d'un retour d'ascenseur en cas d'accords, ou d'argent. Elle faisait face à un homme politique qui avait la décence de jouer cartes sur table, ou au moins de présenter les choses d'une façon suffisamment brutale pour créer une sensation d'honnêteté. Les subtilités de la politique républicaine lui échappaient encore malgré les excellentes fiches de synthèses fournis par ses aides, mais elle considéra platement que quiconque avait décidé de pousser son pays à faire affaire avec l'Internationale méritait sinon de la sympathie, une forme de soutien. Impossible de savoir s'il avait placé tous ses œufs dans ce panier. Improbable. Mais il fallait tout de même considérer l'hypothèse. Le pousser à le faire si possible, ou nécessaire. Puis le protéger. Les positions que semblait défendre le Maître de l'Arsenal en faisait un investissement à part entière.
"Comme je le disais à l'instant, le libéralisme est une langue dont nous avons appris les finesses : d'autres vous répondraient sans doute que les produits de nos investissements sur vos territoires sont un retour bien suffisant en ce qui vous concerne. Fort heureusement nous ne sommes pas l'ONC." Elle sourit. "Si nous savons très bien quels avantages apportent de meilleures infrastructures, et ce pour toute l'économie, il semble évident que toute aide de la république aurait droit à une réponse des plus considérée de l'Union. Pour autant le champ de cette aide resterait limité. De façon pas tout à fait incomparable à la République, la Confédération n'a qu'un contrôle partiel et lointain sur son économie. Celle-là est, comme tout le reste, le fait des citoyens."
La citoyenne ménagea un silence durant lequel elle sembla réfléchir, puis se pencha en avant levant son index.
"Vous savez, on a tendance à croire que l’anarchie c’est le chaos. Ce n’est pas le cas. L’anarchie c’est l’ordre sans l’autorité. Et nous aimons ce qui est organisé, ou se pense clairement. C'est pourquoi votre avarice est salutaire : elle est lisible, elle a du sens, elle s’inscrit dans une logique claire. Je l’apprécie énormément.
Le Grand Kah, lui, ne cherche pas tant l’argent que sa juste répartition. Nous créons de la prospérité moins comme une fin mais comme un outil. Cet outil n'est pas au service des plus riches, qu'on les considère naïvement comme les plus méritants ou, plus prosaïquement, comme les maîtres du jeu, en fait il n’y a même pas de "plus riches". Notre économie sert toute la communauté qui la produit. Ce qui fait de nous, je suppose, de doux rêveurs.
Certains pensent aussi que parce que nous ne permettons pas la formation d’une élite économique, nous nous opposons à toute forme de liberté des acteurs économiques. C’est un contre-sens dans lequel sont éduqués des milliards d’âmes, je suppose. La vérité c’est que l’économie est politique, et au Grand Kah la politique est l’affaire de tous. Notre économie est coopérative. Chacun doit répondre aux besoins de l’ensemble et tous collaborent à cette fin. Les syndicats et compagnies se développent selon les commandes et besoins des communes, les instances se coordonnent entre elles grâce aux informations récoltées par les commissariats, chaque citoyen est libre de son artisanat ou de se lier à d’autres pour fonder une coopérative. Ceux qui travaillent dans les usines et les ateliers, dans les sociétés de service ou de recherche, sont ceux-là même qui participent aux comités communaux. Là ils peuvent défendre leur travail, obtenir des financements communautaires pour étendre leur activité, ou croître par le mécénat d’une clientèle dépendant des chèques dédiés à la consommation de luxe. Tout ceci vise l’abondance. L’abondance et le maintien de notre démocratie.
Cela soulève maintenant la question des investissements étrangers. Ils se négocient avec les acteurs économiques et politiques communaux et intercommunaux. Des fonds étrangers peuvent intégrer notre économie, si façon superficielle, et profiter de la rente excédentaire. Je crois qu’on peut dire qu’investir au Grand Kah c’est prendre le risque de gagner moins de plus-value qu’ailleurs. C’est vrai, si l’on s’en tient à ça on fait cependant erreur. Nous taxons peu, la taxation n’a aucun sens dans un régime économique où tout est propriété commune et l’acquisition de bien mesurer par d’autres moyens. Nous avons parmi les meilleurs ingénieurs, chercheurs, techniciens et cadres du monde. Parce que nos travailleurs sont heureux et libres ils travaillent vite, bien. Mieux qu’ailleurs. On ne vient pas investir au Grand Kah pour y ouvrir une usine de vêtements, on y vient pour ouvrir des laboratoires, des sites de production de micro-composants. Nous laissons de nombreux économistes perplexes. Quand ceux-là comprendront que notre Union est là depuis deux siècles et que son modèle fonctionne, ils prendront peut-être le temps de revoir leurs thèses."
Elle fit claquer sa langue contre son palais.
"Notre économie est aussi une économie de guerre, car nous sommes un pays continuellement assiégé. Cette économie est donc solide. Pensée pour l’être, en tout cas. La part économique visant la croissance et celle visant à maintenir la qualité de vie de nos concitoyens sont séparées, fermement. Tout ce qui vise à produire du consommable, de l’essentiel, doit pouvoir se produire par des moyens locaux eux-mêmes autonomes. Tout ce qui produit du luxe, ou de la richesse dédiée à être réinvestie dans des programmes confédéraux accessoires ou l’augmentation des moyens de productions essentiels, peut se sourcer à l’étranger ou via des industries locales elles-mêmes dépendantes du monde économiques extérieur.
Ce secteur, le plus sensible aux crises, pourrait s’effondrer du jour au lendemain sans emporter l’autre. D’ailleurs il l’a fait, il y a à peine plus d’un an maintenant. Plus de 30 % de notre industrie s’est effondré suite à une grave crise chez nous fournisseurs en Eurysie du nord. Savez-vous comment l’ont vécu les kah-tanais ?"
Elle marqua un temps de latence, puis sourit.
"Comme une victoire. La crise qui aurait ruiné d’autres nations, si l’on s’en tient aux chiffres du PIB, n’ont ni vidés les assiettes, ni privés les foyers de chauffage, de lumière, ou même encore de loisirs. Il y a eu du chômage, mais nous étions préparés à prendre en charger et à redéployer les travailleurs désœuvrés, à répartir la charge de travail comme il se devait. Et depuis l’économie s’est relancée. Cette crise terrible n’a été qu’une courte parenthèse qui, pour autant que les citoyens aient été concernés, n’a fait qu’effleurer leur existence. Le miracle économique enclenché après la reconstruction des années 90 continue de porter ses fruits. Nous voilà plutôt chanceux.
Donc j'ai tendance à estimer notre économie solide, démocratique et à la pointe. Bien-sûr, je représente l'Union. Il est peu probable que j'en dise spontanément du mal. Mais notre régime est matérialiste au moins pour l'essentiel. La question de la richesse et de sa production est au centre de ses préoccupations et de ses améliorations. C'est un système qui ne fait que s'améliorer, c'est peut-être la seule chose qui mettra tout les kah-tanais d'accord.
Et pour le reste je crois seulement que l’on peut dire qu’elle suit des principes de libre-marché, si encore chaque entreprise était propriété à part égale de l’ensemble de ses membres. Cette description vous semble-t-elle éclairante ?"
Elle croisa les jambes et releva légèrement le menton, avant d'afficher un sourire presque ironique.