La Merenlävat est un poisson étrange, mi-anguille mi-squale, elle se faufile dans les petits trous rocheux pour prendre ses proies à revers. C’est un animal qu’on déloge difficilement, car ses écailles ont la couleur des fonds marins et qu’elle sait à l’occasion prendre des formes innocentes et attendre son heure…
- Je suis vraiment ravis de l’apprendre, vraiment, ce sera un plaisir de travailler avec vous mada… citoyenne Eveliina.
L’intéressée hocha la tête avec un sourire.
- Madame ira bien. Ou capitaine, je possède mes propres navires. Le plaisir est partagé monsieur Nekrassov, ma compagnie est toujours à la recherche de jeunes talents pour se développer, vous n’ignorez pas que c’est un secteur en pleine expansion…
- Ah ça ! Enfin je… oui, oui, je le sais. C’est ce qui m’a conduit vers vous.
- Oui…
La capitaine Eveliina prit une moue songeuse et, d’un geste lent, se mit à feuilleter le dossier qui se trouvait devant elle, ses ongles rouges taillés en pointe se faufilant entre les fines pages comme de petits couteaux.
- A ce propos, monsieur Nekrassov, j’aurai quelques points à éclaircir avec vous avant de commencer votre procédure d’intégration à notre grande famille. Je vois dans le CV que vous nous avez remis que vous avez fait vos études à l’Université d’Etat de Markanovo, c’est bien cela ?
- Tout à fait, oui oui. Une première graduation d’ingénieur des mines et des ponts. Mais le diplôme n’existe plus, c’était, vous savez, avant la chute du régime.
- Mais vous pouvez nous confirmer avoir été camarade de classe du député Tikhonov… ?
Nekrassov hocha la tête avec un demi-sourire.
- Oui, nous étions assez amis à cette époque.
- Vous n’auriez donc aucun mal à reprendre contact avec lui ?
- Aucun, comme je vous l’ai dit il m’a confié des choses à l’époque, même s’il ne sera sans doute pas très heureux de me revoir, je pense qu’il est assez malin pour savoir qu’il vaut mieux jouer le jeu.
- Pensez vous pouvoir gagner sa confiance ?
- Je… ce n’est pas certain.
- Accéder à ses appartements ?
- Oui, ça, sans soucis. Ne vous inquiétez pas Tikhonov, je sais comment il réfléchit, je vous dis, on était proche, on a un peu fait les quatre cents coups, quoi.
- Je comprends. Après votre graduation de l’Université d’Etat de Markanovo, vous avez intégré l’école normale supérieure d’architecture, c’est cela ? En… ?
- Le 12 mai 1997.
- Parfait parfait.
D’un geste rapide, la capitaine inscrivit la date sur le document en face d’elle. « Vous nous en avez fourni le diplôme. »
- C’est ça.
- Eh bien, monsieur Nekrassov, ce petit point d’ombre étant éclairé, je pense que nous pouvons mettre fin à cet entretien. Vous recevrez dans les prochains jours une visite à votre domicile pour régler les derniers détails de vive voix et recevoir vos premières instructions ainsi que des informations utiles à sa réalisation. Avez-vous des questions ?
- Aucune. Enfin ! vers quelle heure la visite ?
- Essayez d’être chez vous avant 19h, cela vous semble possible ?
- AH oui pas de soucis, j’attendrai, merci encore !
- Merci à vous monsieur Nekrassov. Je vous laisse rejoindre la sortie ? Mon secrétaire va vous raccompagner dehors.
Le dénommé Nekrassov se fendit d’un hochement de tête légèrement maladroit mais déjà la capitaine Eveliina s’était mise à ranger les papiers sur la table jusqu’à en faire une pile parfaitement carrée qu’elle glissa dans une pochette en carton.
Puis elle soupira et sortit son portable duquel elle envoya un sms.
Hâte de te revoir
Vogimska toujours aussi déprimant
Je t’aime
Eve
Vogimska toujours aussi déprimant
Je t’aime
Eve
Le son du sms qui s’envoyait coïncida avec l’entrée du citoyen Juuso, son secrétaire.
- Tendu ton Nekrassov. Ça s’est bien passé ?
Eveliina hocha la tête et lui désigna la chaise qu’avait occupé le Vogimskan pendant le temps de l’entretien.
- Parfaitement bien, il a récité son texte à merveille. Tu veux un café ?
- Oui merci, donc on est sûr que c’est une taupe ?
- Mon ami de la C.A.R.P.E. a réussi à mettre la main sur les parties détruites des archives de l’Université d’Etat de Markanovo et il n’y a évidemment aucune trace d’un Nekrassov dans la promo de Tikhonov. Donc oui, a priori c’est une taupe.
- Malin.
- Oui d’autant que la disparition des anciennes institutions du régime permet de se fabriquer des couvertures à peu de frais. Enfin c’est oublier un peu vite que nos agents étaient là, lors de la chute du communisme.
Elle introduisit une dosette de café dans la machine qui avait fini de chauffer et s’adossa à la fenêtre, fixant Juuso avec une moue dubitative. « Il ne t’a rien demandé en partant ? Rien dit ? »
- Non non, juste « encore merci » enfin tu vois. Je suis juste le secrétaire moi.
- Oui…
Le café s’était mis à couler dans la tasse.
- Du coup ? On va en faire quoi de Nekrassov ?
- Un agent double, certainement. Si la police ou les services secrets je ne sais pas encore essayent de surveiller nos activités, il faudra les mener sur de fausses pistes. Inutile de jouer les saintes-nitouches, tout le monde sait bien qu’avec la crise du Prodnov les pays de l’océan du nord vont faire l’objet d’une surveillance. Je veux juste détourner nos amis Vogimskans de nos véritables activités chez eux.
- Leur faire croire qu’on est des gros bourrins en gros ?
- C’est ça. Les autres nations ne comprennent pas vraiment comment fonctionne le Syndikaali, c’est une chance, elles ont tendance à se protéger contre les menaces que leur imagination produit. La corruption d’hommes politiques c’est…
- … banal ?
- Voilà. Ils y verront la preuve que nous complotons et se réjouiront de nous avoir percé à jour.
- Bon bon.
La café était prêt, la capitaine Eveliina le déposa sur la table avant de placer une seconde dosette et une seconde tasse dans la machine.
- Ça va sinon ? demanda Juuso en soufflant sur la boisson. « T’as l’air crevée ma pauvre. »
- Ce pays me prend la tête. L’économie est un bordel général et je n’aime pas manquer de visibilité…
Le secrétaire ricana.
- Parce que tu essayes trop d’avoir une vision d’ensemble. Laisse tomber ! S’il n’y a pas de plan bien défini, nos adversaires vont s’épuiser à chercher des paternes. Faut juste focaliser sur les opportunités, aller là où nous porte les courants, blablabla…
Eveliina lui rendit son rire avant de secouer la tête.
- Bullshit pharois, tu le sais comme moi. « Nous sommes de l’eau » je laisse ça aux discours du Capitaine Nooa, le boulot demande quand même qu’on s’organise un minimum.
- Hm… je trouve que tu surestimes un peu trop tout ce petit monde. La plupart des gens naviguent à vue, tu sais. Même les dirigeants, personne n’a une compréhension totale de la société, on fait avec les infos qu’on a, et notre sensibilité, c’est tout.
- Désolé mais je ne travaille pas comme ça.
Juuso soupira. « Je sais, c’est moi qui gère ton agendas. Je pense juste que tu vas te rendre malade. »
Le second café était prêt, la capitaine le retira de la machine et revint s’asseoir à la table, jetant un œil distrait à ses documents.
- Ce n’est que provisoire. Le Vogimska aujourd’hui, si je réussis à gérer nos affaires ici la Merenlävat ne pourra pas me refuser ma mutation.
- Tu veux aller où ?
- Je ?
Elle haussa un sourcil amusé. « Je t’emmène dans mes bagages, non ? »
- Peut-être…
Cette fois-ci le second sourcil vint rejoindre le premier.
- Explique toi.
Juuso haussa les épaules, le regard focalisé sur son café sur lequel il continuait de souffler. « Peut-être que je veux rester ici. »
- Au Vogimska ?
Au ton de la capitaine, l’idée paraissait comme le comble de l’absurdité. « Tu es devenu fou ou quoi ? C’est encore plus moche que le Syndikaali, il n’y a pas d’avenir ici, à part pour les pirates. »
- J’ai trouvé quelqu’un.
Eveliina eut un hoquet, puis se fendit d’un sourire.
- Noon ? Vraiment ? Rencontrée dans un bordel ?
Au regard noir que lui rendit Juuso, elle leva un main en signe d’excuse. « Désolé, c’était déplacé. »
- Ouais.
- Alors ? Raconte. C’est récent ou tu as juste décidé de ne pas m’en parler jusqu’ici ?
- Tu sais bien que je te dis tout. Ca date de la semaine dernière.
- Félicitation ! Son nom ?
- Anna.
- Très original.
Eveliina fit la moue. « Je crois que la moitié des femmes de ce pays s’appellent Anna, c’est fou. »
- Faudrait faire des stats, bon t’écoute l’histoire ou ?
- Vas-y vas-y.
Le café avait atteint la bonne température, la capitaine pharoise se laissa aller dans son fauteuil. La journée avait été longue, même en connaissant la mièvrerie dont pouvait parfois faire preuve Juuso, elle était heureuse de se changer les idées avec une bête histoire d’amour, et ne plus penser, l’espace d’une heure ou deux, à toutes ces histoires de contre-espionnage.