Lutte contre la corruption : au risque de jeter le monde du crime dans le giron pharois ?
Certaines stratégies, même bien intentionnée, ont des effets pervers quelque peu inattendus. Si la lutte contre la corruption et la contrebande par les voies institutionnelles est assurément positif pour le Vogimska, il ne faut jamais oublier que les projets ambitieux ne se construisent jamais sur du sable. Au Vogimska, il existe un terreau meuble qui justifie la criminalité, par des intérêts, des habitudes, des choix.
Frapper le crime au cœur, c’est aussi bien ramener dans le giron sécurisant de la société ses éléments les plus volatiles, que pousser à la radicalité ceux qui, à force d’habitude ou pour des raisons économiques, ne désirent pas voir leurs empires s’écrouler. Quatre année de laisser-faire ont largement laissé le temps aux vogimskans les plus débrouillards ou les plus redoutables de s’installer dans le paysage. Des fortunes se sont amassées, des réseaux se sont tissés, une véritable société underground faite de débrouille souvent, et parfois de choses un peu plus tentaculaires.
Depuis le début les Pharois ont été là. Discrets, en marge, contrebandiers et passeurs pourvoyeurs de matières premières et de substances illégales dans les mers du nord, un débouché naturel et obligé pour qui s’adonne à la criminalité en étant un peu ambitieux. Roi des mers, rois du crime, dit-on dans certains milieux, reste que le trust des Pharois sur le monde de la pègre vogimskane n’a jamais vraiment eu lieu. Peut-être que le pays n’était pas assez riche, ou que le port de Meregrand, à quelques kilomètres de là, captait vers lui les forces économiques les plus occultes ?
Les Pharois ont été une présence, une petite musique en arrière-fond, des gars sûrs qui ne posaient pas de problèmes jusque-là. Qui vous rendaient des services contre rémunération, une porte d’entrée sur le monde, pour le monde de la pègre.
Et puis la musique s’était arrêtée. Expulsés les Pharois et Boris Koshetchkine avait annoncé en grandes pompes son plan de lutte contre la corruption avec l’aide des étrangers. Des empires qui vacillent, des fortunes qui frémissent.
Et beaucoup de gens très, très en colère.
A quelques kilomètres de la plage dans les eaux où la poignée de vedette vogimskanes n’osent plus s’aventurer, les navires du Syndikaali dansent sur la mer. La nuit, on peut voir leurs phares briller au loin, comme une autre petite constellation d’étoiles, déposées au ras de l’eau. Les Pharois sont là et leur présence persistante s’impose comme un échappatoire, comme un contre-modèle.
Les mafieux, les grandes fortunes de la nuit, devant l’offensive brutale de Koshetchkine, ont pour certains tourné le regard vers l’océan et ceux qui l’habitent. Se trouverait-il là-bas des professionnels de ce genre de situations de crise ? Des gens ayant poussé le marché noir, la pègre et le crime jusqu’à un tel niveau de professionnalisme que leurs organisations concurrencent même des Etats eux-mêmes ? On estime à plus de 30% la part du marché noir Pharois dans les richesses nationales. Le crime est plus riche que le Vogimska lui-même. Ses barons secrets pourraient racheter des villes entières, s’ils en éprouvaient le désir.
Le rapport du Syndikaali avec le monde de la nuit a toujours été flou. Farouchement nié, personne n’est vraiment dupe : les Pharois ont institutionnalisés la corruption et le crime, les mafieux et les pirates se font élire au gouvernement et les productions militaires destinées à l’armée nationale sont détournée en masse par des partis clientélistes et sans scrupules. Les Pharois ont fait du crime et de la contrebande le pilier de leur nation, comme on apprivoise un grand animal marin.
Le gouvernement a ses réseaux, ses marges de manœuvre. Les stratèges du Syndikaali ont sous leurs mains certains leviers que les autres nations n’ont pas. Comme un pacte avec le diable, ils murmurent aux oreilles des barons pirates et des chefs de gangs.
Certains ont répondu au murmure et embarqué pour l’Est, pour les côtes du Vogimska. Qu’ils n’aient pas été trouvés par les rafles ou se soient infiltrés par la mer à l’intérieur du pays, des émissaires du crime dînent avec les mafias locales. Le mot d’ordre est simple : préserver les empires de l’ombre. Le Syndikaali y veillera.
Dans un restaurant chic de la banlieue de Mostigrad, plusieurs individus fortunés discutent en russe. Deux d’entre eux au moins ont un léger accent Lutharovien, hérité de leur pays d’origine. Ils sont nombreux, les slaves, à s’être accoquinés avec le Syndikaali, lors de la mise en place de Merengrad. Il faut dire qu’avec plus d’une centaine de million d’habitants et un PIB trois fois moindre, la Lutharovie propose naturellement moins d’opportunités de s’enrichir que son voisin pirate.
Certains d’entre eux ont grimpé les échelons, progressé pas à pas, au mérite ou à la roublardise, dans l’organigramme complexe et les méandres des coopératives pharoises, ou de ses services secrets. Parfois ces deux-là vont ensemble, il n’est pas un fonctionnaire du Syndikaali qui ne soit pas un peu mafieux, et pas beaucoup de mafieux qui ne soient pas un peu des fonctionnaires… Chacun peut en tout cas recevoir un jour ou l’autre un coup de fil : «
Oui allo ? C’est le Capitaine Mainio à l’appareil, comment vous portez-vous ? Bien j’espère ! Moi on ne peut mieux, dites voir, j’aurai un contrat à vous proposer… ». Dans l’ombre, le mystérieux capitaine Ilmarinen, directeur de la C.A.R.P.E., les renseignements pharois, tenait à jour ses carnets d’adresse et la Merenlävät, la puissante multinationale, recrutait à tour de bras des prestataires de services illégaux.
Dans le restaurant, une femme pas très élégante discute avec des hommes qui ne le sont pas plus. Il y a du gras sous les chemises, des débuts de calvitie, de la sueur à la surface de la peau, une hygiène dentaire discutable. Un Lutharovien pianote machinalement sur la table, les doigts couverts de larges bagues en acier noir. On écrase un mégot sur le sol, puis sous la chaussure d’un coup de talon. Le restaurant est chic, pourtant, mais aucun des employés ne semble vouloir intervenir. Tout est normal, la table est à l’écart des autres, en retrait dans une alcôve. On entend les rires dans toute la salle, mais la discussion, elle, est plus discrète.
Glinin Pavel : « Mon ami, si la lutte anticorruption est une science, la corruption, elle, est un art. Ces faquins ne savent qu’appliquer des méthodes et des feuilles de routes mais nous, nous vivons dans ce monde, nous connaissons la puanteur des rues et l’âme du peuple, nous savons les ambitions secrètes, ce qui fait bander les garçons et mouiller les filles, nous sommes d’une race qui pourvoie à tout ce dont on peut rêver… ! »
Rykov Innokentiy : « Bien dit Pavel mon ami ! Bien dit ! Il y aura toujours des services que l’Etat ne pourra pas pouvoir, c’est le but du marché noir haha ! »
Anna Natalia : « Allons les garçons… parlons sérieusement un peu. »
Glinin Pavel : « Anna Romanovna, décoincez vous donc un peu, ceci est un grand jour pour nous tous car nous venons de nous faire de très très bons amis ! A la fortune ! et puisse Koshetchkine chier du sang les dix derniers jours qu’il lui reste à vivre ! »
La dénommée Anna Natalia s’autorisa un petit ricanement et siffla son verre avant de faire la moue. «
Ne l’enterrez pas trop vite, Pavel, pour les poissons, il n’y a pas d’endroit plus sûr que sous la surface de la mer. »
Pavel GIinin : « Encore vos métaphores pharoises, vous devriez trainer un peu moins avec ces gens là et plus avec ceux de votre race Natalia, ça ne vous fait pas du bien à la tête. »
Rykov Innokentiy : « Ces gens là feront notre fortune, et notre survie, n’en disons pas trop du mal. A Merengrad et dans les ports-libres j’ai vu leurs méthodes, j’ai vu leur organisation, c’est un véritable Etat dans l’Etat auquel nous avons affaire. »
Pavel Glinin : « l’Etat, je l’emmerde ! » et il termina son verre à son tour. Le combien était-ce ?
Rykov Innokentiy : « Pavel mon ami, vous avez trop bu. »
L’homme se renfrogna et comme par provocation, fit signe à l’une des serveuses qu’on remplisse son verre à nouveau. Au bout de la table, Anna Natalia ouvrait la carte des desserts.
Anna Natalia : « Je suis tout de même heureuse que nous soyons arrivés à un accord. Discuter avec les chefs de la pègre est une chose, mais les pousser à se réformer, même contraints et forcés, c’en est une autre… »
Rykov Innokentiy : « Oh restons prudent tout de même, la situation se prête à des petites changements mais certains trainent les pieds ou s’y opposent encore complétement. »
La femme referma la carte, l’air contrariée. «
Je croyais que c’était réglé. Qui pose encore problème ? Je suis certaine que c’est Tolbanov Yegov. Foutu manchot. »
Rykov Innokentiy : « Lui et quelques autres, les Pharois ont été avisés d’envoyer des Lutharoviens pour la négociation, mais ça reste encore déjà trop pour certains d’entre eux. Et puis, ils aiment négocier. »
Pavel Glinin : « L’internationalisme est mort avec la Révolution bleue ! Vive l’internationalisme ! »
Les deux autres l’ignorèrent.
Anna Nikita : « Qu’est-ce qui bloque les négociations ? »
Rykov Innokentiy : « Des répartitions de secteurs, évidemment. Jusqu’ici chacun travaillait de manière territoriale avec une répartition géographique des réseaux d'influence et les guerres qui vont avec. Les Pharois proposent d’organiser la pègre comme une usine et de répartir le travail selon des secteurs d’activités pour amener à de la spécialisation. En tout cas c’est comme ça qu’ils font chez eux, ça évite aussi de perdre le contrôle d’un territoire si une branche tombe et ça permet de remplacer facilement les pertes, puisqu’un marché entier se libère. »
Anna Nikita : « Oui, je sais tout ça, mais qu’est-ce qui pose problème à Yegov ? »
Rykov Innokentiy : « Yegov je ne sais pas, mais je sais que la ‘Donna’ Amalia et Zavrazin Gleb Artemovich refusent de travailler ensemble par exemple. »
Anna Nikita : « Qui a tué le père de qui déjà ? »
Rykov Innokentiy : « Le ‘Donna’ a massacré tout le clan Gleb – enfin presque – il y a quatre ans. Depuis leur territoire est réduit à peau de chagrin mais Zavrazin Artemovich ne jure que par la vengeance. »
La femme soupira et reporta son regard sur la carte des desserts.
Anna Nikita : « Espérons que ces imbéciles ne feront pas tout foirer. »
Rykov Innokentiy : « Oh, il y a peu de risques. Ce ne serait pas la première fois que les Pharois liquideront un grain de sable dans la machine si tu veux mon avis. »
Anna Nikita : « Qu’est-ce qui te fait dire ça Rykov ? »
Rykov Innokentiy : « Rien. Des rumeurs. On dit que Gorelov n’a pas été assassiné que par les hommes de Doubrovski, ils auraient reçu un coup de main. »
Anna Nikita : « Ne répétez pas ça devant Doubrovski, depuis le temps qu’il se vante partout d’avoir liquidé son rival ! »
Rykov Innokentiy : « Je m’en garderai bien, je m’en garderai bien ! »
Retour au froidEn bas d’un bloc, un groupe d’adolescent traîne en fumant des cigarettes sur une aire de jeu datant de l’époque communiste. Quelques balançoires s’agitent en grinçant sous la brise légère. Perché en haut d’un tobogan rouillé, une fille enveloppé dans un manteau épais discute avec ses amis en contre-bas. Pour eux, comme pour un certain nombre de Vogimskans, la chute du régime n’a pas tenu ses promesses. La pauvreté continue de s’insinuer sous les gants et dans les chaussures, particulièrement lorsque le fond de l’air est froid.
- Il paraît que ça paye bien, dit la fille.
Les autres semblent en apparence moins convaincus. Plusieurs haussent les épaules ou regardent ailleurs.
- Allez quoi ! Vous allez pas me faire croire que je suis la seule à avoir des couilles ici, ce serait le comble !
Plus que la promesse de gains, la piqûre à l’ego semble en réveiller certains qui s’ébrouent comme des chiens et se tordent le cou pour fixer leur amie.
- Ta gueule Anna, j’ai pas dit que j’étais contre, j’ai dit que j’y réfléchirai.
- Toi, réfléchir ?
Les autres ricanent.
- Je crois juste que tu as la trouille, Piotr Lev Danilovich.
- Tu parles ! J’ai fait pire.
- Ah ouais ?
L’autre prend le temps de tirer une bouffée de sa cigarette, comme on ménage son suspens. Des heures d’ennui en bas des blocs ont appris aux adolescents à faire durer le plaisir de leurs histoires.
- Il y a un an j’ai tué un type.
A nouveau, plusieurs personnes s’esclaffent, mais pas tous. Certains des plus jeunes échangent un regard gêné, vaguement interrogateur, sans trop oser prendre le risque de laisser penser qu’ils pourraient croire à un tel bobard.
- Ba parfait, dit la fille. « Donc faire le coursier va pas t’effrayer. »
Le dénommé Piotr hausse les épaules et tire à nouveau sur sa cigarette, avant de la jeter par terre et de l’écraser de son talon.
- J’ai juste pas confiance.
- La confiance ça s’achète. Et les gars payent bien. Mieux que ton taf à l’épicerie, ça c’est clair.
Comme beaucoup de jeunes gens de son âge, Piotr Lev Danilovich avait commencé à travailler dès le début de son adolescence, en parallèle de ses études. Moins par nécessité véritable que dans l’idée de se faire un peu d’argent de poche et qui sait, acheter un peu de ce qu’on importait d’Eurysie de l’ouest, matériel informatique, vêtements de bonne facture, un jeu vidéo par piraté. Accessible depuis la Révolution Bleue, mais difficile à payer, cher, trop pour des petites bourses de gamins des classes populaires.
La proposition est tentante, mais Piotr sait aussi les risques encourus, surtout depuis les dernières lois. La vis a été resserrée au Vogimska et si des pans entiers de l’économie, par nécessité, échappent encore à la surveillance de l’Etat, celui-ci n’est pas tendre avec les petites frappes dont il s’apprête à rejoindre les rangs.
- Tu vas y aller, toi, demande-t-il à Anna Sofya Makarovna.
Cette dernière hoche la tête.
- J’ai besoin de sous si je veux pouvoir me tirer d’ici, alors je vais chercher le pognon là où il est. Je dis juste que ce serait plus marrant si on le faisait tous.
Quelqu’un marmonne quelque chose, un autre hoche la tête puis relève le nez, soufflant un nuage de buée en expirant.
- Ça paye combien ?
- Plus qu’un smic, et en prime on a des jetons gratos pour les machines à sous du père Zakharovich.
- Oh, cool !