Posté le : 01 août 2025 à 10:52:35
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Le café n'était plus. Après tant d'années de galères et de combat, c'était désormais un ensemble de petits bars, de quelques hôtels et chambres de bonne et d'un véritable établissement central. Un grand bar nocturne. L'établissement n'ouvrait qu'à la nuit tombée et ne fermai qu'au milieu de la journée suivante, dépendant du temps qu'il fallait mettre à en extraire tous les individus. Trois étages à proximité du jardin botanique, non loin du centre historique, de l'Assemblée Populaire ou de l'Aéroport international. Il n'était central que par son importance économique et sa localisation. En l'état, l'immeuble ne servait à rien d'autre qu'à récolter de l'argent, rencontrer de futures recrues, régler des conflits, le tout pour Svört Ugla. Mais la maison mère n'existait pas. Elle n'était qu'éphémère, tantôt bar, tantôt chambre d'hôtel moderne, tantôt banc du jardin botanique. Elle était diffuse et inexistante mais toujours aisément trouvable à qui savais la chercher.
La maison mère avait aussi un nom, Itotia. Toujours en treillis quand il était en intérieur, vêtu d'une chemise col officier d'un vert pâle soigneusement repassée quand il sortait. Propre et usé à la fois, en toute circonstances. Tous se demandent comment il fait. Il lave systématiquement ses vêtements après chaque utilisation, et quand il doit partir il se déplace systématiquement en avion, en voiture avec chauffeur ou par hélicoptère, ne salissant guère plus que ses semelles. Il s'est rendu à Macao, en Ramchourie ou d'autres lieux mais rien chez lui ne laisse paraître qu'il ai jamais quitté Kotios. Il nous envoi en opération depuis son bureau temporaire. Une simple note rédigée à la main et nous voilà parti à Rosborg-Skaudme, Anapol ou Sudéiss. Dans cette ville là, nos vies dépendent de genres très bizarres comme lui. Notre confiance en lui est infini.
A Kotios, Itotia ressemblait à un noble gentilhomme aux goûts raffinés, chevalier de Catholagne en son krak face à la marée humaine de la ville. Il travaillait souvent dans son bureau personnel dont le lieu restait son intime secret. La salle était nue, au mur une grande carte du monde collée sur une planche tenant par des clous mal martelés. Sur les autres, des cartes plus temporaires, des opérations d'un jour, des présences de longue durée, et des opérations sur des années. Longtemps la carte de Rosborg-Skaudme figura à proximité de la maigre fenêtre, ombragée par l'opaque rideau filtrant presque tout. Macao en fut aussi. Depuis plusieurs mois maintenant, une imposante carte de la Ramchourie se voyait régulièrement renouvelée de nouvelles frontières, d'épingles colorées et de lignes rouges menant à des images, des photos, d'autres plus petite carte. "Ici, nous pratiquons presque la piraterie" se riait souvent Itotia. Un comble pour Kotios. Les points colorés de la carte marquaient l'emplacement de quelques postes, tantôt "amis", il ne disait jamais allié, tantôt ennemi, il avait ce mot facile. Une boîte aux pieds de la carte contenait un grand nombre d'épingles, chacune signifiant qu'un poste avait détruit, que des soldats étaient morts, alors on enlevait une épingle. Simple rappel que la guerre pouvait tuer. Sur une grande table centrale, rare meuble côtoyant le bureau velsnien et l'armoire visonzane valant leur pesant d'or. Dessus, une carte de Kotios. Inamovible, elle semblait aussi vieille que la ville elle-même. En permanence recouverte d'un tissu en guise d protection, il ne la découvrait que rarement, mais elle restait là, centrale. Le monde n'avait droit qu'à un mur, Kotios avait à elle la pièce entière. Et enfin, sur le dernier mur de la pièce, nous. Une série de portraits et de visages. Gary, Dayto, Asbjørn, Ferdinand et tant d'autres. Une photo, le plus souvent prise devant le port industriel, elle semble naturel. Vu de l'extérieur il serait aisé que nous sommes les cibles alors que nous servons de viseur. A nous regarder, nous semblons heureux ou mélancolique, insouciants et innocent. Une série de portraits tirés, une gallérie d'art au service de la démocratie. Tous les continents, quelques douzaines de pays et autant d'hommes et de femmes. Sur ce mur ne figure ni nom ni date de naissance. Aucune origine aucune famille, nous apparaissons orphelins, apatride, presque réfugiés en Kotios. Nous n'avons pas d'enfance, pas de souvenir paternel, pas d'amour maternel, pas de fratrie avec laquelle nous battre ou nous amuser. Nous n'avons pas d'enseignement élémentaire ou supérieur. Les mathématiques, l'histoire, les sciences, la littérature, la sociologie, l'art n'existent pas. Nous ne savons ni lire, ni écrire. Savons nous parler ? Sans doute, mais rien ne l'indique non plus. Et puis si nous parlons, que parlons nous ? En l'absence de patrie ou d'origine, il est facile de s'adonner à des devinettes d'apparence simple mais le plus régulièrement trompeuses. Les relations humaines n'existent pas. Nous n'avons ni femme ni mari ni enfants. Pas de grands-parents, pas d'amis, pas de divorce. Tous au chômage, nous semblons ne rien faire de notre vie. Nous n'avons même pas de numéro, aucune classification même inhumaine ou animale ne figure là, sur ce mur. Et pourtant, la photo dit tout. Un style vestimentaire particulier, une chemise soigneusement boutonnée à la manche remontée "à la fortunéenne". Une coupe droite, un peu cintrée traduit un léger attrait pour le raffinement. Un sourire, une mèche qui se bat contre le vent qui souffle sur la rade, les bras croisés, détendus ou dans le dos, les jambes droites ou légèrement courbés. Un à un nous sommes tous là. Je les reconnait toutes et tous. Je pourrais y passer des heures à regarder chaque photo et me rappeler chaque instant. Et en dessous de nous, une ville suivi d'un pays.
Celles et ceux qui n'ont rien errent dans Kotios ou ailleurs. Nous sommes venus ici par hasard la plupart du temps. Une heureuse rencontre et la furieuse envie de mener un certain combat. Personne ici n'est dupe sur la nature de l'organisation. Tout le monde sait mais personne n'en parle, cela serait inutile, suspect même. Par ici je n'entends pas Kotios, mais la raison pour laquelle nous sommes là. Pour beaucoup, c'est un coup de chance, le fruit de l'aléatoire, la rencontre rare et infortune qui, renforcée d'une intime conviction, justifie l'inconnu et l'aventure. Nous ne jouons pas les grands héros ou les génies, mais les défenseurs de quelques grands idéaux inatteignables qui valent néanmoins la peine d'être tenté. Il faut aussi néanmoins dire que la paye et bonne et les contraintes faibles, si l'on met de côté ce que notre vie implique de risque et d'insécurité. Nous ne deviendrons pas riche ici, mais quelques années suffisent à obtenir un bon logement dans un endroit calme voir même une précieuse carte d'identité, une nouvelle vie et un métier offert. Kotios en elle-même est une idée à long terme, une vision qui nous anime. Les quelques réussites auxquelles on participe justifie cette vie à bien des égards. Plusieurs d'entre nous, moi le premier, sommes retournés à Kønstantinopolis, Anapol ou Rosborg-Skaudme ces derniers mois ou années, et nous avons vu. Nous ne sommes pas au Prodnov ou la campagne de Zangian'h, là où manœuvraient et manœuvres encore des milliers d'hommes et de véhicules, là où les hommes ne comptaient qu'après plusieurs zéros, où ils meurent en masse au hasard des bombes, des nids de mitrailleuses. Ce que nous faisons, hier et demain, ici et ailleurs, nous amène à une guerre de capitaines où l'on meurt au couteau, à l'arme sur la tempe. Dans notre métier l'unité qui compte c'est le groupe, sinon l'individu. Qu'il s'agisse d'un petit groupe ou d'un plus grand, et au centre, l'âme du groupe, du collectif. Dans ces instants, l'idéal, la cause n'est plus, il ne reste que le groupe. L'inconnu, le collègue, le voisin, le camarade, l'ami, le frère. On suit le lieutenant ou l'on meurt. C'est le retour à l'ost, à quelques preux compagnons d'armes, aux longues marche et à la piétaille, aux longues discussions de bar et aux assassinats ciblés. La machine ici se limite à la voiture louée pour la journée, à la mobylette volée et aux pied bien chaussés. Plusieurs se souviennent de la jungle et l'arrière pays de Macao, des montagnes de Bonh-Zong, des ruelles étroites de Rosborg-Skaudme.
Personne ici n'a rêvé de cette vie. Nous changerions rapidement, excepté comme nous sommes ailleurs, quand nous sommes là-bas. Une fois sur place, rien d'autre ne compte que le groupe. La mission devient la raison de sa constitution, la voie à suivre, et la fin du tunnel pour pouvoir revenir. Revenir ici à Kotios, se reposer, discuter, dormir, soigneusement dépenser l'argent acquis. Ou partir ailleurs. Nous n'avons pas d'horaires, tout juste des nécessaires formulaires à remplir. Certains se souviennent encore de l'absurdité de la note à rédiger dans l'air chaud et humide d'une île nazuméenne. Des soirées passées dans l'air bouillant qui collait à tout, chargé d'odeurs et d'insectes meurtriers. Face à cela, Kotios appelait au calme relatif sans en oublier le but. Les rues où flottaient des parfums d'herbes piquantes sont ici remplacées par des artères bouchées par des industries polluées. Elle n'est jamais vraiment une maison, elle n'est pas non plus une étrangère. Ville passage, ville refuge, ville de lutte et de combat, centre temporaire d'une action étrangère.