LES JEUNES MARKHORS
Kobeil est pour les Rousmaliens une destination touristique de choix - mais surtout un territoire colonial, avec une population.Le soleil à son zénith dans son dos, Farsheed s’enfonçait dans l’avenue Shahrban. L’artère, connue pour ses multiples devantures commerciales aux artéfacts tous plus exotiques et chatoyants les uns que les autres, traversait la ville de Kubeil, chef-lieu du territoire rousmalien du Nazum occidental. Loin d’être une vulgaire allée de terre battue, comme l’on pouvait s’imaginer une voie de circulation dans les pays sous-développés qui peuplaient la région, l’avenue Shahrban était le témoignage vibrant d’une civilisation acclimatée au Nazum et à son climat particulièrement austère. Les bourrasques de sable, descendues des chaînes montagneuses de l’intérieur du continent, venaient ainsi griffer le visage émacié et basané des résidents de la cité varanyenne. Fondée par des varanyens, peuplée par des helléniques, habitée par des yaghobs et revendiquée par des abaganiens (afghans), Kubeil, anciennement Qubal, était l’incarnation-même du choc des cultures qui caractérise si sincèrement la diversité ethno-culturelle du continent nazuméen et de la mer Blême.
Le côtoiement parfois explosif des civilisations hellénique, varanyenne, sindhique et turcique se faisait sur les rives de la mer Blême, ou mer des Bohrins, débat sémantique illustrant également le caractère hautement culturel des toponymes y compris dans le domaine maritime. Cette superposition culturelle source de conflits immémoriaux, Farsheed l’avait sous ses yeux. A cette heure avancée de la pause méridienne, le jeune garçon des rues de la cité nazuméenne devait regagner son poste de travail, où il enchaînait les heures dans l’espoir de dégager quelques maigres tomans, monnaie locale qui servait de change avec la monnaie rousmalienne. Encore une illustration de l’éloignement immense entre le Rousmala et Kubeil, dont de nombreux habitants se plaignaient constamment. Tout arrivait en décalé à Kubeil, comme une sorte de vague écho franchissant les vagues pour venir s’échouer, déformé et inutilisable, sur les rives perdues du Nazum occidental.
La mer justement, scintillante, éblouissait Farsheed lorsqu’il se retournait, parfois, pour contempler le paysage littoral qu’il quittait pour s’enfoncer dans les entrailles de la ville qui, pour lui, était le monde. Il n’était jamais sorti bien loin des alentours de Qubal, alors même que la cité ne comptait que deux petites centaines de milliers d’habitants, guère plus dans ses environs directs et souverains. Il faut dire que la frontière de l’exclave territorial du Rousmala au Nazum occidental s’arrêtait rapidement après la fin de la ville, créant une forte dépendance de Qubal et des qobiens pour les produits alimentaires de base vis-à-vis du reste du Nazum, qui ne manquait guère de surfaces cultivables pour produire et exporter. Plus au sud, l’Astyarie et l’Iskandriane assuraient ainsi une bonne partie des importations locales, notamment avec le riz de la vallée du Yaghob en Iskandriane, denrée hautement appréciée entre autres par la communauté sindhique de la ville de Qubal. Si les plats et traditions culinaires étaient d’une grande diversité dans la petite cité littorale, le riz était l’accompagnement universel de tous ces plats, Nazum oblige. Une partie de la population ne pouvait d’ailleurs s’offrir que ce riz peu cher et correct, tant la pauvreté frappait durement certains foyers issus de l’immigration récente.
Ces foyers les plus démunis se trouvaient justement en face de Farsheed, au loin de la longue artère principale qu’il remontait depuis les plages du bord de mer. Comme un tableau des classiques, les beaux quartiers formaient un ensemble compact le long de la côte, repoussant dans les entrailles des contreforts montagneux de l’arrière-cité les ensembles urbanistiques les plus variés et défavorisés, avec une ségrégation géographique devenue, à ce stade, esthétique. Le beau, l’hellénique, le long du littoral, tranchait drastiquement avec les grands immeubles flanqués le long des collines, au fond du champ de vision depuis le littoral. Nombreux étaient les qobiens à vouloir s’installer sur la côte, tant et si bien que les quartiers les plus prisés s’étiraient d’une frontière à l’autre de l’exclave, renforçant la tendance haussière du marché de l’immobilier local. Les politiques publiques locales, guère acquises à la cause des quartiers défavorisés, avaient laissé faire l’urbanisation sauvage de la côte avant de taper du poing sur la table et d’interdire à tout le monde, c’est-à-dire à ceux qui n’y étaient pas encore, de s’installer sur la côte. Voilà dressée une société de castes ; c’est ainsi que Farsheed percevait le traitement de sa ville par l’administration coloniale.
Les pensées vagabondant dans sa tête tel une caravane remontant inlassablement les pistes ancestrales du Nazum intérieur, Farsheed ne vit pas face à lui son patron, un blanc des quartiers littoraux, qui l’attendait impatiemment devant la boutique. Gérant d’un petit commerce de chaussures raffinées, le petit bonhomme, guère habitué au soleil brûlant de la mer Blême, avait emménagé quelques années auparavant dans ce qu’il estimait alors être une belle cité, selon ses propres mots qu’il avait prononcé devant Farsheed à l’époque. Aujourd’hui, rien n’était plus pareil. Pestant contre le tempérament de la population locale, s’insurgeant des mendiants s’appuyant sur la devanture de son enseigne, le supérieur de Farsheed renvoyait l’image d’un teigneux peu appréciable. Farsheed ne l’appréciait en effet pas particulièrement, mais le maigre pécule qu’il lui accordait en l’échange de sa force de travail était plus que suffisante pour qu’il se passe de ses bons sentiments.
L’argent était ici, comme partout, moteur de vie. Farsheed, peu fortuné de naissance, s’efforçait de retenir avec ses petites mains ce liquide qui fuyait si désespérément sa besace. La maigre allocation que lui versait son employeur en l’échange de sa sueur tant au comptoir en tant que vendeur que dans l’arrière-boutique sur les différentes machines à travailler le cuir ne suffisait qu’à couvrir ses propres frais, à savoir ceux d’un jeune homme dans la vingtaine ne se permettant aucun écart, aucune dépense. Sa famille comptait pourtant sur lui et devait composer avec son maigre pécule amassé mensuellement. Le rougeaud qui se trouvait à l’instant face à Farsheed était en quelque sorte son tortionnaire, ne lui permettant pas de vivre correctement d’un travail aux conditions plus qu’incorrectes.
Le rousmalien, dénommé François Vagère, avait fait fortune en métropole dans le commerce des chaussures et avait cherché à délocaliser sa production et son fonds de commerce dans les colonies. Par chance, le Rousmala venait d’annexer, en 2003, le petit territoire nazuméen de Qobiane, sur les rivages de la mer Blême. Une aubaine pour l’occidental, selon lui, mais qui a viré à l’aigre. La population locale, pas réellement convaincue du bien-fondé de la guerre que venait de lui livrer le Rousmala, avait accueilli les nouveaux administrateurs du territoire avec de grandes appréhensions. Si l’arrivée de ceux-ci était certes synonyme de nouvelles sources de revenu, d’emplois, d’investissements, les exactions de l’armée rousmalienne dans la ville avait laissé des traces indélébiles. Sept ans plus tard, Farsheed Keramati, issu d’une famille varanyenne des classes populaires de l’arrière-cité, était le représentant de cette génération meurtrie.
Le ton montait entre Farsheed, rentré de sa pause méridienne pour retourner travailler à l’atelier, et François. Malgré le contrôle que Farsheed affichait pour ne pas perdre la face et, sans doute pire, son emploi, François n’en démordait pas.
« Non mais tu as vu à quelle heure tu arrives ? » vociférait le petit homme à son employé, dans un varanyen plus que médiocre. Reprenant en rousmalien, François enfonça le clou. « Et ta famille ? C’est comme cela que tu espères la nourrir ? En me trahissant de la sorte ?
- Mais enfin, Monsieur, je n’ai fait que mon trajet habituel ! Comme vous le savez, je me rends à la cantine des travailleurs du quartier ! Hier je suis arrivé à la même heure après le déjeuner, et vous n’en avez rien redit.
- Et c’est bien le problème ! Tu ne t’es pas signalé comme en retard. Pour la peine je devrais te sanctionner doublement. Considère cela comme de la pitié, pour toi, ta famille… pour ta communauté. Vous m’apportez déjà suffisamment d’ennuis comme ça ces temps-ci. »
Sans répondre, sans chercher à donner tort au vieil acariâtre qui ne voulait rien y entendre à rien, Farsheed ravala sa fierté et la sacrifia sur l’autel de sa survie, et de celle de sa famille. Nombreux étaient les jeunes sans le sou comme lui à chercher un emploi de la sorte, et rares étaient les élus appelés à occuper ces précieux postes. Une remarque désobligeante à l’égard de sa communauté et de sa famille n’était pas un motif valable pour mettre en danger sa famille, après tout. Mais la révolte grondait en lui ; Farsheed, sans rien laisser paraître, se fit la promesse de violenter physiquement le nabot qui venait de l’insulter et de l’humilier.
Tout en rongeant son frein, Farsheed s’installa sur la petite chaise en bois qui le plaçait juste au bon niveau sur son plan de travail attitré pour s’occuper des chaussures. L’étal de cordonnier, jonché de grolles, était le champ de bataille sur lequel Farsheed s’échinait à sauver sa famille et son avenir. Pour une poignée de kopeks, il assemblait tant bien que mal deux morceaux de cuir et en faisait un formidable soulier, que de temps à autres une clientèle bourgeoise très aisée venait acheter, faisant claquer la bruyante porte de l’entrée de la boutique. Derrière le comptoir ou face à son établi, Farsheed travaillait un produit qui l’ennuyait profondément.
Ses clients étaient, comme mentionné précédemment, de riches aristocrates de la côte. Si la prise de la ville par les troupes expéditionnaires du Rousmala avait été un désastre humain pour la ville et la population, l’aristocratie côtière s’en était tirée à moindre frais en collaborant rapidement avec l’envahisseur, au prétexte de sauvegarder les intérêts de la cité. Mais le véritable motif était celui de maintenir leur position sociale, assurant la domination par une partie de la noblesse locale sur le reste de la population et surtout permettant l’éviction des anciens dignitaires de la cité-état annexée. L’arrivée des rousmaliens avait surtout été un prétexte de mobilité sociale interne à la classe élitaire, les notables se remplaçant les uns les autres. Les grands vainqueurs de la condition léonine de l’après-guerre défilaient quotidiennement devant Farsheed, qui pouvait contempler tout ce que la ville avait de plus inutilement rutilant et luxueux à afficher. La préciosité des uns contrastait drastiquement avec la misère des autres.
Mais au sommet de la hiérarchie locale ne trônaient pas les élites qobiennes, mais bien les rousmaliens. Occidentaux, fortunés, ils venaient défier la loi de la nature en s’aventurant naïvement dans tous les quartiers de la ville, faisant de la colonie un pré-carré touristique où leur bonne fortune n’avait d’égal que leur protection, parfois émanant directement des forces armées du pays. Ces rousmaliens, Farsheed les voyait défiler toujours plus nombreux dans les rues de sa ville natale, avec des comportements qu’il estimait toujours plus exécrables les uns que les autres. Il n’était pas rare qu’une altercation éclate entre un ancien combattant qobien, démobilisé depuis la guerre et mis au ban de la société tant la défaite avait été lourde, et un couple de touristes rousmaliens bavardement outrancier. Le vaincu devait jeter les armes, de nouveau, devant le vainqueur, sous la menace des armes des escortes rousmaliennes. Les camarades de Farsheed travaillant dans le secteur de la restauration n’hésitaient ainsi pas à cracher abondamment dans la nourriture qu’ils s’apprêtaient à servir aux touristes rousmaliens, maudissant de leur salive les colons installés en toute impunité à leur terrasse. Ces anecdotes de petites vengeances discrètes fusaient dans son groupe d’amis, dont il affectionnait particulièrement l’esprit revanchiste.
S’il détestait le tenancier de la boutique où il travaillait, Farsheed avait encore plus en horreur ces ballets excessivement armés de safaristes rousmaliens venus contempler la misère du monde, ici aux confins du Nazum. Des autres territoires coloniaux du Rousmala revenaient des échos similaires d’une hostilité croissante à l’impérialisme rousmalien, avec des altercations toujours plus nombreuses, escarmouches répertoriées et énumérées par les cercles d’amis de Farsheed à longueur de journée. Les réseaux sociaux, arrivés récemment sur le territoire qobien par le truchement d’internet auquel Kubeil avait été raccordé dans les années 2000, jouaient un effet dévastateur sur l’opinion publique à ce sujet. Les vidéos d’exactions engrangeaient des milliers de vues et les différentes populations dominées par le Rousmala, au Nazum et en Afarée, se rapprochaient toujours plus les unes des autres à chaque coup de butoir de l’agressive politique coloniale de la métropole rousmalienne. Ces vidéos, ces appels au rassemblement, ces messages politiques écrits dans la crainte de la répression, Farsheed les voyait passer tous les jours, à toutes les heures de la journée, sur les différents appareils connectés en sa possession. Ses amis, regroupés sur des groupes privés en ligne, partageaient constamment ces messages et contenus libres, où le Rousmala passait pour une affreuse dictature à la violence disproportionnée. S’il essayait de garder la tête froide et du recul sur ce qu’il consommait chaque jour en ligne en termes de contenu, Farsheed ne pouvait s’empêcher d’abonder dans le sens de ses camarades concernant la débauche de violence employée depuis une décennie par le Rousmala dans ses territoires coloniaux.
Un client interrompit le fil de ses pensées. Dans un varanyen approximatif, il lui demandait de reprendre sa paire de chaussures récemment achetée, au motif de sa piètre qualité. Une remarque désobligeante figurait dans le discours du chétif rousmalien en face de lui, mais Farsheed ne l’écoutait plus. Il avait en réalité arrêté d’écouter les propos fusant de ses interlocuteurs commerciaux, tant ceux-ci s’évertuaient à dénigrer sa ville natale et ce, sans même se rendre compte de l’impact de leurs propos. Répondant machinalement et en lui tendant un bon de commande rédigé à la hâte, Farsheed congédia son client, tout en reprenant le cours de sa réflexion. Sur l’écran de l’unique ordinateur de la boutique, il avait ouvert dans un coin une petite fenêtre de discussion, qui donnait sur l’un des groupes privés qu’il entretenait en ligne avec un de ses cercles d’amis. Ceux-ci étaient particulièrement virulent aujourd’hui, et Farsheed s’efforçait de ne pas martyriser le pauvre clavier décrépi qui lui serait de réceptacle à pensées pour répondre à ses prolixes camarades. Tout en argumentant dans une énième conversation concernant le Pontarbello, le Rousmala et l’occupation, Farsheed gardait un œil attentif à la présence de son employeur, jusque-là prostré au fond de la boutique sur une paire de chaussures.
Jan, un de ses amis, s’évertuait à défendre l’idée de l’indépendance de la Qobiane. L’idéal indépendantiste, qui n’avait pas décru depuis l’arrivée des troupes coloniales rousmaliennes, bien au contraire, était particulièrement prégnant au sein de la communauté sindhique. Les yaghobs, pour la plupart des immigrés d’Iskandriane fuyant la dictature du satrape vieillissant Sophoclès IV Heliocleios, voyaient la colonisation rousmalienne comme un écho à la tyrannie hellénique en Iskandriane. Une partie de la communauté, qui continuait à pratiquer l’hindouisme après avoir fui la persécution religieuse en Iskandriane, ne démordait pas des tentatives d’évangélisation du Rousmala à l’égard des différentes communautés religieuses de ses territoires coloniaux. Jan, l’ami de Farsheed, était de confession chrétienne orthodoxe mais voyait dans la défense de la pluralité religieuse une réponse forte à la politique coloniale rousmalienne, favorable à l’assimilation et l’homogénéisation de la population qobienne. Kubeil était partagée entre différentes communautés religieuses, principalement des chrétiens, catholiques du Rousmala, orthodoxes helléniques, quelques nestoriens, des zoroastriens varanyens, une faible part musulmane, et enfin des hindouistes venus d’Iskandriane et du Sud-Nazum. Un vaste mélange confessionnel qui entraînait, déjà avant l’arrivée des troupes expéditionnaires du Rousmala en 2003, d’importantes tensions dans la ville tant la question religieuse est structurante des identités communautaires au Nazum. La déconfessionnalisation, entamée par le Rousmala, n’était pas bien perçue par la population locale qui y voyait une attaque civilisationnelle. Du moins, c’était l’argument de Jan, que Farsheed prenait pour un dangereux illuminé. Celui-ci lui proposait fréquemment de se rendre dans des cafés discrètement placés dans l’arrière-cité, où la rumeur courait que des groupes de résistants à l’occupation rousmalienne y pulluleraient. Malgré ses refus toujours plus catégoriques, Jan ne démordait pas de l’idée de convertir Farsheed à sa lutte.
Mais prendre les armes en toute illégalité pour aller chercher l’indépendance de la cité nazuméenne, Farsheed n’y pensait pas. Surtout pas. Ses maigres moyens financiers se transformeraient en un terrible fardeau qu’il transmettrait ainsi à sa famille. Son père, disparu pendant le bref conflit en 2003 entre le Rousmala et Qubal, n’avait laissé à la famille que des dettes, et aucune compensation financière n’existait pour les anciens combattants et les veuves. La politique rousmalienne en la matière était particulièrement cruelle, et nombreux étaient les anciens combattants et vétérans du conflit à errer dans les rues, sans moyens et parfois sans toit. Une situation terrible, mais à laquelle Farsheed s’était accoutumé tant il était impossible de s’apitoyer sur le sort de chacun de ces milliers de pauvres erres, guerriers d’une lutte vaine, vaincus d’une bataille sans espoir. La guerre d’annexion avait été rapide, tellement rapide que la bataille pour la cité-même n'a duré que quelques semaines, l’envahisseur rousmalien appliquant avec méthode le quadrillage systématique de la ville par l’artillerie. Nombreuses étaient les familles, comme celle de Farsheed, à compter des morts, des blessés et des meurtris, physiquement ou mentalement. Face à une telle débauche de violence, la cité n’avait pu que se plier aux bons désirs de cette politique de la canonnière revisitée.
Tout en pensant à son père, un homme bon qu’il avait ainsi côtoyé jusqu’au début de son adolescence, Farsheed ne vit pas l’ombre de son supérieur s’approcher du comptoir où il répondait frénétiquement à son camarade Jan. Un mouvement à la périphérie de son champ de vision ramena Farsheed à la réalité, fermant en un geste la fenêtre sur son ordinateur, laissant celui-ci sur sa page de travail. Une prouesse technique sur laquelle il s’était entraîné maintes fois, tant la roublardise était un de ses traits caractéristiques dans ce travail. Sans rien y voir de la manipulation que venait d’effectuer Farsheed, François Vagère se pencha sur le travail en cours de son employé, marmonna quelques mots incompréhensibles dans un rousmalien idiomatique, et s’en retourna à ses pénates. La demeure de l’employeur de Farsheed trônait en effet magnifiquement au-dessus de la boutique, formant un ensemble compact mais bien visible sur l’avenue Shahrban. Un privilège esthétique et immobilier dont François se vantait fréquemment.
L’après-midi était déjà bien avancée quand Farsheed redressa son regard sur une énième silhouette qui pénétrait, avec fracas, dans la boutique. Il reconnut d’instinct son ami Jan. Se redressant instantanément, Farsheed franchit le comptoir pour se rendre à la rencontre de son camarade. Furieux de le voir ici, il ne le laissa pas entamer les réjouissances : « Non mais tu te rends compte de ce que tu fais ? Mon patron est juste au-dessus ! Il pourrait te voir et s’inquiéter de ta présence ici ! Tu n’es pas bien vu. Il faut que tu sortes. Nous nous verrons après », tonna-t-il à destination de son ami, dans un varanyen rapide qu’il voulait incompréhensible pour le quidam rousmalien, au cas où son employeur revenait.
« Je sais, je sais Farsheed, mais là c’est urgent. Il faut que tu viennes. Je m’en fiche de ton patron, il peut aller paître avec son chameau. Il faut que tu viennes avec moi, j’ai des contacts à te faire rencontrer. Il se prépare quelque chose de gros. De très gros. »
Tout en parlant avec hâte, Jan gesticulait tel un hellénique, haranguant son ami qu’il tenait visiblement en haute estime. Tout en grommelant, Farsheed se dit aussi qu’il avait quasiment terminé ses horaires de travail, d’autant plus que son patron ne verrait pas l’heure exacte de son départ. Jan eut gain de cause, puisque Farsheed retourna à son poste de travail, éteignit l’ordinateur en prenant soin de fermer les fenêtres de discussion compromettantes, se saisit de ses affaires qu’il rassembla hâtivement et retourna vers son ami. Le prenant par le bras, Jan le sortit du magasin et l’entraîna avec lui vers l’arrière-cité. Marchant rapidement dans la grande artère sur laquelle la boutique où travaillait Farsheed donnait, Jan regardait avec attention mais vivacité son environnement, cherchant du regard un groupe de gendarmes par-ci, scrutant un inconnu en complet qui attendait sur le trottoir. Mais visiblement, ce n’était pas eux le centre de son attention. S’enfonçant dans les rues parallèles à la grande artère principale de la ville, Jan continuait à faire avancer son ami Farsheed, qui traînait quelques pas derrière lui, moins pressé que son énergique comparse.
Tout en continuant de trotter à vite allure, Jan préparait son ami à leur lieu de destination. « Tu vas voir, ils sont incroyables. Ils ont un plan, ils ont des contacts. Ils ont tout ce qu’il faut. » Mais des annonces comme celles-ci, Jan en avait des dizaines par an. Chaque fois, un nouveau groupe se montait, des amis se trahissaient, l’argent, les armes, si elles eussent jamais existé, disparaissaient. Farsheed restait ainsi sceptique sur le comportement de son ami, qu’il trouvait encore plus vitaminé que d’habitude, alors qu’il lui connaissait déjà une attitude particulièrement casse-cou. L’impétueux, non content d’avoir arraché Farsheed de son poste de travail, jeta le malheureux dans la foule d’une place jouxtant l’avenue Shahrban. Là, dans la foule, il reprit la direction du nord. La marche, qui avait duré une vingtaine de minutes sous un soleil de fin de journée, les conduisit tout droit sur une petite placette, plus à l’abri des regards que la précédente, où quelques cafés côtoyaient des petites enseignes diverses et variées, mais rien d’aussi rutilant que là où Farsheed travaillait. Inquiet pour sa réputation, qu’il tâchait de soigner pour rester employable auprès de son patron, Farsheed scrutait soucieusement les alentours.
« Te fais pas de bile. Le café ici est excellent. Viens, je vais te présenter mes nouveaux amis », lui dit Jan, s’avançant vers une des terrasses, entraînant du bras son ami réticent. Sans s’attabler comme d’accoutumée à une des tables, Jan se dirigea plus précisément vers l’intérieur du bar, où une tablée discutait avec sérieux, des papiers étalés partout autour d’un grand qahveh-dān, la cafetière traditionnelle de la région. Tout en tendant la main paume ouverte aux différents inconnus qui peuplaient la table, Jan fit les présentations. Les quatre jeunes hommes qui occupaient de la sorte le fond du café étaient basanés, en chemise, mal rasés et dans la trentaine. Chacun présentant un prénom générique pour se distinguer des autres, Farsheed comprit vite qu’il avait affaire à des personnes souhaitant rester anonymes et adoptant des pseudonymes. Il ne prit pas cette précaution, se présentant à son tour comme Farsheed, qobien depuis d’innombrables générations et attaché à sa ville natale.
Les comparses discutaient à voix basse de différents plans. Leurs contacts, éparpillés un peu partout dans la ville, dans toutes les communautés et tous les milieux, étaient bien évidemment dissimulés à Farsheed et Jan, qui n’avaient ainsi que le fruit des informations déjà traitées, et en grande partie caviardées afin d’éviter les fuites par d’éventuelles taupes, comme le leur appris l’un des comparses attablés. Tout en se servant du café, Farsheed restait attentif aux propos de ses interlocuteurs, tandis que Jan semblait boire les paroles des révolutionnaires.
L’un d’eux parlait de la situation au Pontarbello. « Nos camarades pontarbellois semblent résister mieux que prévu. Je n’ai que peu d’informations sur le sujet, mais leur tactique de combat et surtout l’appui logistique de l’Alguarena semblent décisifs dans le maintien du statu quo. Les escarmouches semblent se multiplier à la frontière rousmalo-pontarbelloise. Il est nécessaire d’imiter nos frères souverains, ou nous risquons de connaître le terrible sort qu’ont connu nos parents en 2003. La répression des troupes coloniales au Nazum et en Afarée a encore fait des morts. Selon mes rapports les plus récents, deux anciens combattants auraient été abattues sur la place Mazda par les forces armées du Rousmala, en représailles de la descente de résistants sur la caserne de gendarmerie non loin. Cela ne peut continuer, nos vétérans se font massacrer dans l’impunité la plus totale.
- De mon côté, je continue la piste du plan Shahzadeh. D’autres groupes travaillent plus activement dessus que nous, mais nous avons de bonnes chances de croire que la cible est plus que réceptive à nos propositions. Comme vous le savez, la noblesse locale a certes une fâcheuse tendance à collaborer avec l’envahisseur mais elle dispose aussi d’une très forte légitimité auprès de la population. Les œuvres caritatives d’après-guerre financées par l’aristocratie locale sont légion et assurent à nos élites nobiliaires une sincère loyauté de la population qobienne. Moi-même et mes collègues nous évertuons à faire fonctionner ce plan, qui pourrait donner à Qubal la légitimité suffisante pour exister et s’affirmer contre le Rousmala. Si le républicanisme est une idéologie tentante, nous ne croyions pas à son fonctionnement possible sur le continent nazuméen et encore moins dans une cité aussi diverse, religieuse et hétérogène que la nôtre.
- Bien que je sois moyennement d’accord avec les affirmations de mon confrère ici présent, je ne peux qu’abonder en son sens tant la tâche qui nous incombe est grande et nous ne pouvons rechigner devant les moyens d’unifier la communauté qobienne autour d’une même figure dans l’infime espoir de l’indépendance prochaine. Concernant les moyens militaires à notre disposition, ceux-ci sont bien maigres, surtout depuis la vague de répression de 2007 où nos caches d’armes, notamment dans l’arrière-pays montagneux, ont été pour la plupart démantelées. Qubal bénéficie néanmoins de forts réseaux d’anciens combattants ; nous sommes en permanence en contact et en discussion avec les ligues représentatives de nos vétérans. Leur expérience de la guérilla urbaine et de la lutte contre les forces armées rousmaliennes en 2003 peut nous être extrêmement précieuse. »
Assommé par la quantité d’informations, Farsheed contemplait le vide sous ses pieds. Le voilà jeté à des milliers de kilomètres au-dessus de la mer. Des parfaits inconnus venaient de lui livrer le panorama le plus complet et le plus exhaustif dont rêverait n’importe quel informateur des réseaux du renseignement rousmalien et ce, dans un café à quelques pas du centre-ville. Surpris par une telle spontanéité, Farsheed n’eut pas le temps de formuler une phrase que ses interlocuteurs lui coupèrent l’herbe sous le pied, constatant son égarement.
« Comme vous vous en doutez, nous ne délivrons pas ces informations, certes génériques et superficielles, à tous les habitants de la ville. Nous vous avons contacté, par le truchement de votre ami Jan, car vous êtes un des nôtres et vous avez toutes les raisons, ne serait-ce que familialement parlant, pour ne pas ébruiter ce que nous venons de vous dire. Nous avons ici une liste relativement fournie d’informations à votre sujet, Farsheed, qui nous ont permis de conclure que vous étiez un contact particulièrement réputé qui pourrait grandement nous aider dans notre lutte et qui n’a aucun intérêt à nous ralentir ou nous jeter en prison en balançant tout à la maréchaussée », affirma l’un des jeunes hommes attablés.
Farsheed ne répondit rien, hochant distraitement la tête. Pris de peur, il regarda autour de lui, dans le café, scrutant les murs, regardant la porte d’entrée. Comment des révolutionnaires pouvaient-ils fomenter des plans aussi brutaux en plein air de la sorte ? Lui qui était particulièrement conformiste et légaliste, toutes ces mentions de violence le déstabilisaient. Il avait peur, la boule au ventre, qu’une brigade de gendarmerie ne débarque. Les troupes coloniales savaient très justement être extrêmement violentes, surtout quand il était question de s’occuper des révolutionnaires et indépendantistes en tout genre. En manifestation illégale, Jan avait failli plus d’une fois finir salement amoché par l’armement des forces armées du Rousmala.
Continuant de parler entre eux, les révolutionnaires discutaient d’autres sujets, comme si de rien n’était. « Notre contact au gouvernement rousmalien s’est fait griller. Il n’était pas fiable, mais là il est complètement cramé. Vendre des renseignements aux alguarénans, aux albelois, aux qobiens… Tout ça en même temps ne fait pas bon ménage. Au moins, il nous aura rendu un sacré service. Le chef Pādishāh a assuré que l’informateur avait donné tout ce qu’il pouvait donner en termes d’informations stratégiques, et qu’il n’était plus d’aucune utilité de toute manière ; je n’en suis pas certain, car une ligne directe avec le Rousmala est toujours utile, mais le Pādishāh est meilleur stratège que moi.
- Tu sais, la guerre l’a laissé certes meurtri, mais toujours plus aguerri. Il paraîtrait qu’il reçoit des informations et des enseignements de plusieurs conseillers, notamment étrangers. C’est toujours une bonne chose d’avoir quelqu’un de bon conseil. La guerre au Varanya a permis à de nombreux insurgés, dont les républicains, de se former solidement à la guerre urbaine. Nous en avons bien besoin. Nous aurions d’ailleurs bien besoin de nombreux alliés extérieurs, tout comme le Pontarbello bénéficie de l’aide de son voisin alguarenan.
- L’Alguarena reste bien lointain, pour un potentiel soutien. Pas certain que la Fédération puisse grand-chose pour nous pour l’instant.
- Regarde ce qu’ils ont fait au Varanya.
- Le Varanya impérial était déjà condamné, regarde l’état de leurs forces armées et l’indigence de l’ancien shah. »
Tandis que la conversation s’échaudait et partait en débat comme il était de coutume dans les cafés en Orient, Farsheed regardait son ami Jan. Celui-ci, complètement conquis par la discussion qu’entretenaient les révolutionnaires à côté de lui, avait totalement occulté son café, froid, qui l’attendait en face de lui. Le regard de Farsheed revint vers la désormais bruyante tablée à sa droite. Les révolutionnaires, pris dans leur débat enflammé, avaient haussé le ton et perdu la discrétion qui est de coutume pour ce genre de choses. Se sentant affiché de la sorte, Farsheed se saisit de ses affaires tout en saluant hâtivement la table. Son ami Jan, quelque peu déçu, le salua néanmoins chaleureusement, tandis que les révolutionnaires en discussion firent à peine attention au départ du sixième comparse. Farsheed sortit sur la placette, d’où le soleil était déjà complètement invisible, laissant néanmoins paraître dans la voute céleste une lueur rosacée des dernières minutes d’ensoleillement. Le soir s’approchait. Farsheed, après quelques minutes de réflexion pour se repérer dans les grouillantes ruelles de l’arrière-cité où il se trouvait, prit la direction du domicile familial. Dans un immeuble délabré du fond de l’arrière-cité, il vivait avec ses sœurs et sa mère. Les autres membres de la fratrie, plus jeunes, étaient encore à l’école et tentaient tant bien que mal de travailler par-ci par-là après les cours. Sa mère, malade depuis quelques années, peinait à se déplacer et à se rendre au travail. En pensant à elles, Farsheed accéléra le pas.
Au loin, la lune surplombait déjà la cité, l’éclairant de sa douce lumière blanchâtre. La soirée, bien entamée au café avec Jan et ses révolutionnaires, s’annonçait douce. Les figures, de moins en moins visibles à la lueur de l’astre nocturne, défilaient autour de Farsheed comme tombait la neige en hiver. Peu concentré, Farsheed repensait à ce qu’il venait de se passer. Les événements en question, qui lui paraissaient lunaires et issus d’un autre monde, s’étaient déroulés comme s’ils s’inscrivaient dans un autre espace-temps. Les arguments des révolutionnaires, bien que légers par rapport aux enjeux pour Farsheed, résonnaient dans sa tête tel un léger écho du monde libre d’antan, qu’il avait connu tout jeune. Ce bourdonnement incessant le distrayait. Il craignait de s’en rappeler demain, d’en parler le soir-même, d’en discuter par inadvertance avec son employeur, ou de tout simplement fondre les plombs et se mettre à scander des chants nationalistes sur l’avenue Shahrban avec la certitude de faire des années de prison derrière. Cette perspective lui glaça le sang. Sa famille ne lui pardonnerait jamais de partir comme avait pu le faire son père pour se battre pour les idéaux qu’il portait pourtant chevillé au corps. Feu son père Roshaan avait ainsi abandonné femme et enfants pour disparaître voire mourir, qui sait, sous les balles rousmaliennes à la défense de l’ex-principauté.
Mais de cette blessure familiale, jamais véritablement guérie au vu de la dégradation permanente de la santé de sa mère, Farsheed tirait un attachement indéfectible à Kubeil et, encore plus, une haine croissante du Rousmala. Par ce péché originel de l’annexion, le Rousmala demeurait l’ennemi naturel des qobiens, le colonisateur qui serait toujours considéré comme impérialiste, comme dominateur. Cette tragédie était universelle : partout, le colon était voué à partir tant la frontière demeurait immense entre colon et « indigène ». Bien que Farsheed ne se considérait pas comme indigène tant le terme était pour lui péjoratif et synonyme de barbare, les rousmaliens lui rappelaient fréquemment qu’il n’était que colonisé et soumis au statut particulier des citoyens qobiens au sein de l’ordre juridique du Rousmala. La dictature n’arrangeait rien, tant les méthodes autoritaires de la métropole avait des effets décuplés dans les territoires colonisés.
La violence d’Etat faisait craindre à Farsheed que le simple fait d’avoir écouté les révolutionnaires, amis de Jan, dans un café près du centre-ville pourrait lui valoir d’être passé à tabac, comme l’avait été un oncle à lui lors de sa participation à un acte de sabotage. L’isolement fort des communautés locales, alors même que le monde entier soutenait le Pontarbello, lui faisait aussi craindre que dans leur aventure folle, les révolutionnaires qobiens ne mettent le doigt dans le dangereux engrenage d’une répression violente et terriblement sanglante de toute tentative indépendantiste. Ces perspectives extrêmement pessimistes inquiétaient énormément Farsheed, craignant pour lui et sa famille. Mais pour lui, l’expérience révolutionnaire était inévitable. Le mécontentement, la gronde populaire immense ne pouvait qu’entraîner l’explosion du Rousmala, ou du moins de ses territoires coloniaux. Comment le Rousmala espérait-il, avec des effectifs militaires relativement obsolètes et numériquement faibles, tenir un territoire aussi rebelle à l’autre bout du globe ?
Perdu dans ses pensées, Farsheed s’enfonçait toujours plus loin dans la ville. Il voyait au loin se dessiner l’immeuble où il résidait, forme défigurée au fond d’une allée. L’appartement où il résidait avec sa mère et ses sœurs trônait, au dernier étage. Il en devinait la chaude lumière de la lampe du salon, pièce commune qui était aussi le théâtre de leur vie commune. En pensant à ce salon, central dans son appartement, ses pensées vagabondèrent vers son père. Cette figure paternelle, désormais lointaine, avait été pendant un temps un halo de bonheur dans un cadre familial tourmenté par les différentes trahisons des vieilles générations. Ses parents, pourtant relativement bien éduqués et avec de bonnes conditions d’existence, avaient vu arriver les troupes rousmaliennes comme les cavaliers de l’apocalypse. Face à la marche inévitable de la guerre, son père était parti, laissant sa mère gérer seule le foyer, entraînant une dégradation progressivement significative de leur niveau de vie et de leurs moyens. Des immeubles peu abordables près de la côte, ils s’étaient retrouvés à vivre dans l’arrière-cité, sur les contreforts montagneux de la ville, loin du rivage pourtant si prisé par sa mère, dont les quelques origines helléniques dans son arbre généalogique lui donnaient un attrait fort pour la mer.
Pénétrant le hall d’entrée de son immeuble, Farsheed se saisit du courrier, qui trônait là de manière négligée. Il n’espérait rien, et ne reçut rien. Les lettres, abandonnées sur le palier, étaient souvent volées, échangées, parfois détruites pour le bon plaisir des badauds qui traînaient leurs guenilles dans le secteur et saccageaient l’endroit. Montant les marches deux par deux, Farsheed se retrouva rapidement essoufflé et au dernier étage de l’immeuble. La cage d’escalier, en mauvais état, limitait d’autant plus la mobilité de sa mère, pauvre erre réduite à boiter dans les rues de Kubeil.
Sortant son trousseau de clés rustiques de sa poche, il les fit tomber. Penché pour les ramasser devant la porte de son appartement, Farsheed se redressa devant une de ses sœurs, venue lui ouvrir. Après des embrassades et quelques discussions avec sa mère et sa fratrie, s’assurant de leur bonne santé et du bon déroulement des cours à l’école, Farsheed se rendit dans sa chambre. Celle-ci, miteuse, au fond de l’appartement, était pourtant pour lui un infime luxe face à l’inconfort de ses deux sœurs et de sa mère, qui résidaient ensemble dans une seule et même chambre. Sur sa table de chevet, un ouvrage, l’Avesta, le livre saint du zoroastrisme. Pas particulièrement conquis par la religion de son père, Farsheed tenait néanmoins à en étudier les grandes lignes, d’autant plus que les enseignements qui y étaient inculqués, nombreux, relevaient plus de la philosophie que de la religion à proprement parler, par rapport à la religion chrétienne qu’honorait sa mère. En Eurysie, la confusion des théologiens et sociologues des religions étaient ainsi grandes sur la nature exacte du mazdéisme, du confucianisme ou l’averroïsme. Pour Farsheed, tout cela paraissait bien lointain, tout comme les études supérieures qu’il n’a jamais pu entreprendre, faute de moyens et de places à l’université locale.
Après avoir lu quelques lignes de l’Avesta, Farsheed somnolait. Par éclats, des rêves lui parvenaient de l’autre côté du voile de Morphée. D’un coup, il se retrouva projeté dans les limbes du sommeil et des rêveries.
Installé dans le salon d’un luxueux appartement de plein pied avec une grande baie vitrée à l’occidentale en face de lui, Farsheed contemplait la mer. Cette vue panoramique de la mer Blême, il s’était battu farouchement pour l’acquérir. Après des années de dur labeur, l’administration de la principauté lui avait donné un poste de directeur de cabinet au gouvernement de Qubal. Sa femme, qui avait certains contacts à la cour du Shahzadeh, avait obtenu pour lui un entretien en tête-à-tête avec le secrétaire général de la Principauté, qui expédiait les affaires administratives du Shahzadeh. Même enceinte, elle s’était démenée comme une lionne pour qu’il obtienne un bon poste, après des années de bons et loyaux services plus bas dans la hiérarchie administrative et bloqué par son faible niveau d’études hérité de la période coloniale.
Tout en repensant à sa carrière méritocratique, Farsheed ne vit pas ses enfants fondre sur lui. Les trois petits sautèrent sur le divan et prirent d’assaut leur paternel, imitant le duel entre le titan Cronos et sa progéniture dans une bataille de coussins. Riant aux éclats, Farsheed se saisissait des uns et des autres avec précaution mais force, rajoutant au comique de la scène en basculant à la renverse sur le divan. Les rayons du soleil recouvraient l’ensemble d’un voile de bonheur et d’insouciance. Dans une pièce voisine, la femme de Farsheed gardait un œil avisé sur sa descendance, visiblement occupée à voler le porte-clés de leur paternel.
Un téléphone sonna. Un appel urgent, selon sa femme. Farsheed, reposant sur le divan avec précaution ses enfants, se saisit de l’appareil que lui tendait son épouse. Du dispositif sortait une voix grave, sérieuse. Son supérieur, un ministre qu’il connaissait désormais bien, lui demandait de passer le voir à sa villa en bord de mer, rapidement de préférence. Une demande à laquelle Farsheed ne pouvait se refuser, tant elle semblait solennelle. Enfilant sa veste de complet, replaçant sa cravate à l’eurysienne autour du col de sa chemise immaculée, il se dirigea vers son véhicule de fonction, dans lequel il se hissa afin de prendre la route. Quelques minutes plus tard, le voici arrivé à destination, devant une maison plus proche du palais que de l’appartement miteux où il avait passé les vingt-cinq premières années de sa vie. L’ensemble architectural, largement inspiré des villas rémiennes, avaient également des touches typiques de l’art hellénique. De belles colonnes corinthiennes surplombaient un jardin à la rémienne, avec des fontaines à profusion et une ambiance générale d’aisance financière importante. Farsheed, qui sortait à l’instant de sa maison, se dit qu’il demanderait le contact de son architecte à son supérieur.
De la maison, en hauteur, descendait un homme, sexagénaire, vêtu d’un complet sans cravate, avec une épinglette aux couleurs du drapeau de la Principauté de Qubal sur le torse. Son visage, basané et au faciès hellénique, laissait voir deux yeux perçants entourés par d’abondants poils blancs. Des lunettes de soleil aplatissaient doucement ses derniers cheveux blancs, qui se battaient en duel au sommet de son crâne pour occuper l’espace dégarni. Sans attendre que son directeur de cabinet ne lui parle, le ministre lui tendit la main pour serrer la sienne et lui intima de monter dans la voiture garée en bas de son domicile.
Une fois dans la voiture, Farsheed sut la raison de sa convocation par le ministre. Avant un discours à faire devant un parterre d’élus locaux et représentants des communautés, le Shahzadeh, le prince, souhaitait s’entretenir avec son ministre pour en savoir plus sur un certain dossier. Le ministre n’ayant pas sous la main la documentation précise, Farsheed était son meilleur recours pour mémoriser ces informations et les lui présenter. Saisissant dans l’instant l’enjeu de l’entrevue, Farsheed tâcha d’expliquer à son supérieur tout ce qu’il était nécessaire de savoir sur le dossier en question, tandis que le chauffeur mettait en branle la voiture. Après quelques minutes, le véhicule s’arrêta devant le Palais princier. L’ensemble, qui avait servi de quartier général de l’administration coloniale pendant l’occupation rousmalienne, avait aujourd’hui été réhabilité comme cour du Shahzadeh mais aussi hôte de certains ministères et de l’assemblée représentante de la population. Sortant à la hâte du véhicule, le ministre intima à Farsheed de faire de même. Continuant ses explications tout en marchant rapidement à côté du ministre, Farsheed ne vit pas les couloirs qu’ils enfilèrent promptement. Arrivés devant une porte d’un bois exotique qu’il trouva somptueux, le binôme pénétra dans le bureau sans plus de sommation. Le secrétaire princier les fit entrer sans plus de ménagement dans l’antre de la bête.
Le Shahzadeh, au centre de la pièce, sur un large bureau d’époque, recouvert de papiers divers et variés, était au téléphone. Le petit appareil laissait échapper la voix grave d’un militaire, devina Farsheed. Tout en raccrochant et en posant le téléphone portable, le chef de l’Etat, qui se tenait assis avec décontraction dans un grand fauteuil rouge, se racla la gorge et interpella le binôme.
« Debout ! Debout, Farsheed ! », martelait sa mère, alors qu’elle le secouait avec frénésie dans le lit une place qui était le sien. Le réveil semblait difficile pour le jeune homme, qui rêvait encore à l’instant de rencontrer un personnage fictif. Qubal n’était plus gouverné par un Shahzadeh, un prince, depuis 2003 et la chute de la dernière dynastie régnant sur l’ex-principauté. L’administration coloniale du Rousmala n’avait pas jugé bon, comme il est parfois de coutume, d’installer un monarque fantoche sur le trône local pour s’assurer la fidélité de la population et surtout des élites. Tout en se redressant, Farsheed remercia sa mère. L’horloge à ses côtés indiquait effectivement une heure avancée de la matinée. Farsheed estima néanmoins qu’il n’était pas vraiment en retard, se leva et commença sa journée comme à l’accoutumée. Le ventre vide, il se prépara sommairement et se dirigea vers la sortie du domicile familial, après avoir salué les siens.
Dehors, la température matinale était particulièrement basse, le froid du petit matin mordant le visage de Farsheed, poussé par des bourrasques de vent descendues des montagnes de l’est du pays. L’immeuble où il résidait était placé particulièrement haut le long des contreforts montagneux de la cité, exposant son appartement comme les rues adjacentes à des torrents frais peu accueillant. Habitué à ce climat austère, Farsheed se contentait d’un couvre-chef saisi à la hâte en sortant de chez lui ainsi que d’une petite veste. Mais son accoutrement faisait peine à voir, par rapport à sa redingote rêvée à l’instant. Il aurait bien aimé travailler dans l’administration et porter de somptueux costumes, fréquenter les plus grands et avoir de l’influence, et en même temps Farsheed se savait sans diplôme dans une ville frappée par le chômage et le rejet des « indigènes » dans l’administration locale, d’autant plus qu’il n’avait pas envie de travailler pour la sinistre administration coloniale.
Sur la route de son travail, qu’il empruntait sans exception depuis deux ans avec la même régularité malgré la complainte de son employeur au sujet de ses prétendus retards, Farsheed croisa un groupe de vétérans, qu’il reconnut à l’insigne que ceux-ci portaient. Une tête de markhor, sorte de bouquetin mangeur de serpents de la région, était floquée sur des écussons brodés sur leurs vêtements. Quand bien même ils portaient des guenilles trouées, la tête de markhor ornait celles-ci. Leur appartenance aux groupes d’anciens combattants étaient pour eux plus importante que le matérialisme vestimentaire, ou du moins c’est ce qu’il transparaissait de ce choix d’habillage. La tête de markhor était devenue dans l’après-guerre un symbole de ralliement des paramilitaires, rassemblés en diverses associations informelles d’anciens combattants. Malgré l’interdiction de ces groupes par l’administration coloniale qui y voyait une forme de commémoration des forces de défense de l’ancienne principauté indépendante de Qubal, ces anciens combattants n’ayant plus rien à perdre continuaient leurs activités, parfois au détriment de leur vie. La mobilisation exceptionnelle de la majorité des hommes mûrs de la ville avait créé une génération de traumatisés par le conflit.
Sans rien pouvoir leur donner, Farsheed les salua toutefois. Ils échangèrent rapidement quelques bribes, sur l’occupation, sur le Rousmala, sur le Nazum. Les événements en Iskandriane, où une guerre civile autour de la succession du satrape mourant semblait sur le point d’éclater, inquiétait grandement les vétérans, dont une partie était issue de la communauté sindhique qui disposait de nombreux liens avec les yaghobs d’Iskandriane. Farsheed reprit son chemin après avoir congédié les anciens combattants. Arrivé devant la devanture de la boutique, il attendit quelques minutes que son employeur vienne lui ouvrir. Grognon, de bon matin, François le laissa rentrer sans piper mot et regagna son poste au fond de l’atelier, d’où émanait une odeur de café froid et de cuir brûlé. Installé à son poste, Farsheed s’ennuyait profondément. Ses amis, pour certains pas encore réveillés, n’étaient pas très actifs sur les réseaux sociaux à cette heure-là. Relisant les conversations communes, il trouva un lien qui l’emmena vers une page affiliée aux groupes révolutionnaires. Les appels aux armes, aux manifestations, à la grève y étaient nombreux. La virulence des propos de ces pages militantes était souvent inversement proportionnelle au nombre d’abonnés et de militants réels de ces groupes. Les comptes, pages et groupes qui fédéraient le plus en ligne tenaient un discours modéré, prompt à l’apaisement, et surtout hautement contrôlés par l’administration coloniale et les autorités rousmaliennes. Mais les plus virulents créaient un grand nombre de pages, sous un grand nombre de pseudonymes et à l’aide de nombreux artifices de guerre cybernétique, limitant toute traçabilité de l’action militante et surtout diffusant un grand nombre d’informations.
Il était ainsi quasiment vain pour les autorités coloniales de chercher à contrôler les réseaux sociaux locaux, tant les canaux cryptés se multipliaient et les adresses devenaient impossibles à trouver. Les militants se montraient bien plus ingénus et innovants que les autorités de contrôle, à tel point qu’avait été évoquée l’idée de couper la cité de tout réseau et d’interdire les réseaux sociaux, du moins dans certains quartiers connus pour héberger un grand nombre de militants. La page en question, au nom et au prénom génériques, était clairement de celles qui regroupaient peu d’abonnés mais beaucoup de contenu, et du contenu marqué. Très marqué même, puisque Farsheed y lisait des propos violents, d’un degré de militantisme qu’il avait rarement vu.
Son employeur apparut dans son dos. De bon matin, les réflexes endormis de Farsheed ne lui permirent pas de s’extirper de la situation avec légèreté comme il avait coutume d’opérer. Accoudé de façon paresseuse sur son bureau, derrière le comptoir, il n’avait pas vu la petite silhouette se rapprocher sournoisement de lui. Consultant l’écran sous les yeux stupéfaits de son employé, François grommela quelque chose. Sans rien entendre de ce que ce dernier lui avait murmuré, Farsheed tenta de se confondre en excuses, justifiant son égarement en ligne par un temps de pause – temps de pause qui, au demeurant, n’a jamais existé dans la vie professionnelle de Farsheed. Son employeur, sans ménagement le saisit alors par le col. Pensant que ce dernier allait lever la main sur lui, Farsheed leva instinctivement la main, tandis que le petit bonhomme désormais rouge de colère le traînait vers la sortie du magasin. Face à la portée d’entrée, Farsheed demanda des explications. Il n’eut le droit à rien d’autre qu’une porte claquée au nez, tandis que par la vitre il apercevait son employeur retourner à son poste de travail. La porte, fermée, semblait être le tortionnaire de Farsheed, qui constata également que son patron, non content de l’avoir mis à la porte, consultait maintenant le contenu affiché sur le moniteur de l’ordinateur de Farsheed. La damnation assurée pour le jeune homme, qui se trouvait désormais pris, bien contre son gré, pour un révolutionnaire.
Sans attendre le verdict de celui qui venait de passer en un instant d’employeur à ancien employeur, Farsheed prit ses jambes à son cou et mit les voiles. Quelques rues plus loin, il s’accorda une petite pause dans un café qu’il connaissait, où le liquide noir lui apporterait peut-être conseil. Perdu à sa table, désespéré par une citation dont il était le seul responsable, Farsheed ne vit pas dans la périphérie de son champ de vision un des quatre activistes qu’il avait rencontré la veille au café avec Jan. Celui-ci, voyant le jeune homme en détresse, se leva et s’approcha de sa table, posant son journal à côté de Farsheed avant de s’installer.
« Alors camarade, la bonne fortune ne te sourit plus ?
- Il y a que je viens de me faire surprendre en train de consulter du contenu révolutionnaire en ligne par mon employeur, un rousmalien.
- Drôle de phrase. Je ne pensais pas entendre cela un jour. Mais l’absurdité de cette situation n’est pas de ton ressort, c’est et ce sera uniquement la faute de la répression de l’administration coloniale. Cela dit, j’imaginais une fin plus spectaculaire que cela pour un révolutionnaire.
- En rire n’est peut-être pas la chose la plus pertinente à faire, vous ne trouvez pas ?
- Non, effectivement. Concernant la chose la plus pertinente à faire pour vous, je dirais qu’il faudrait que vous pensiez à vous expatrier, ou à disparaître pendant un bon moment dans l’arrière-pays. Mais il vous faut quitter la ville, si vous pensez réellement que votre employeur vous a dénoncé aux autorités coloniales. Vous savez, le Rousmala ne rigole pas avec cela, mais j’en suis moins certain concernant les rousmaliens, surtout ceux d’ici.
- Vous pensez qu’il faut que je parte ?
- Je n’ai pas dit que ça, mais en effet cela peut faire partie du plan. Mais je ne peux pas vous aider tant que vous ne nous aidez pas. J’espère que vous en êtes bien conscient.
- Pour ne pas me faire arrêter pour sédition, je dois entrer en sédition ? Me mettre en danger alors que je le suis déjà ?
- Vous n’êtes pas en danger. Il y a un bon nombre de citoyens qui sont recherchés et qui résident dans la ville, mais l’administration coloniale n’ira jamais les chercher dans la Shahrqadama, la vieille ville. En revanche, pour vous joindre à eux, il faut accepter de rentrer dans la clandestinité. Jusqu’ici, vous avez été un citoyen modèle, que l’administration coloniale n’a jamais récompensé pour un comportement plus irréprochable que les autres. Il est temps de réclamer votre dû, vous ne pensez pas ?
- Mais… la clandestinité ? Je ne sais même pas tenir une arme.
- Pas besoin. Avec toutes les troupes coloniales dans le coin, vous seriez plus en danger qu’autre chose en portant une arme. Au contraire, la soldatesque n’a pas les moyens et les hommes de contrôler l’identité de chaque badaud dans la rue. Il suffit juste de ne pas s’approcher d’eux et de ne pas représenter un danger et vous pourrez circuler comme presque n’importe quel concitoyen. »
Tout en parlant, le révolutionnaire lui tendait son capuchon, un turban large aux couleurs sobres. En comprenant l’intérêt, Farsheed s’en saisit et masqua ses cheveux et une partie de son visage avec, tout en remerciant très obséquieusement l’inconnu qui, en toute connaissance de cause, acceptait de se mettre en danger pour lui. Après les remerciements, vint la phase des instructions : Farsheed reçut des horaires précis de circulation à respecter, des petites astuces qui s’avéraient vitales pour les différents clandestins de la cité. Avant que le jeune inconnu ne s’en aille, Farsheed lui demanda : « Et vous, qui êtes-vous vraiment ? »
Sans répondre, son sauveur s’en alla. Resté au café, Farsheed rassembla ses affaires, tâcha de paraître proprement vêtu et parti après avoir réglé les boissons. Une fois dans la rue, il fut frappé par l’indifférence des badauds à son égard, lui qui se prenait pour le fugitif le plus recherché de Qubal. Visiblement, la grande majorité de la population avait d’autres shah à fouetter. Sans un regard, Farsheed s’éloigna de l’artère principale de la ville pour s’enfoncer dans la Shahrqadama. D’abord, il devait prendre contact avec sa famille, s’assurer de leur bonne santé puis rassembler ses affaires et s’éloigner le plus possible des troupes coloniales ; voire même s’expatrier, mais Farsheed se plaisait, cyniquement, à vivre dans la clandestinité de la grande ville.
Le retour au domicile fut chose aisée. La ville semblait imperturbable face au jeune homme, criminel impuni qu’il pensait être. S’il croisait parfois des patrouilles militaires, les gendarmes se firent de plus en plus rares au fur et à mesure qu’il s’enfonçait dans l’arrière-cité, chose qu’il n’avait jusque-là jamais remarqué. Il se détendit également sur le chemin, prenant conscience du faible intérêt que pouvait avoir un citoyen lambda pour la maréchaussée coloniale. Arrivé au pied de son immeuble, Farsheed se rendit au sommet de la cage d’escalier rapidement, en faisant attention à son environnement direct, chose qu’il ne faisait pas habituellement. A l’exception de quelques mendiants, rien n’indiquait qu’il y avait de l’activité dans le secteur. Arrivé chez lui, il ouvrit la porte avec vivacité. Il était encore tôt dans la matinée, et sa famille n’était pas encore partie du domicile. Dans la pièce centrale, réunies, ses sœurs et sa mère eurent droit à une annonce qui les firent fondre en larmes, alors que Farsheed se précipitait dans toutes les directions à la fois pour rassembler ses affaires et le plus d’effets personnels possibles. Il se préparait au grand saut, alors qu’à cette heure-ci le signalement devait avoir été fait de ses activités en ligne, quand bien même il n’avait jamais participé à la rédaction de tels contenus. Son ancien employeur prenait sans doute un malin plaisir à déformer et broder son histoire pour faire de lui un véritable terroriste révolutionnaire, pensait Farsheed.
Arrivé sur le palier, regardant une dernière fois sa fratrie et sa mère qu’il salua d’un geste vague, pressé, il se jeta dans les escaliers et les dévala quatre par quatre, convaincu qu’un comité d’accueil le cueillerait comme une fleur en bas de l’immeuble quand il y fut. En réalité, personne ne l’attendait : la patrouille avait sans doute beaucoup de choses à faire avant de s’occuper d’un militant en ligne qui pouvait se trouver n’importe où en ville à cette heure-ci. Farsheed, sans même jeter un dernier regard sur un foyer familial dans lequel il étouffait malgré son amour et sa loyauté pour sa famille, partit en direction des quartiers plus en bas, dans le nord de la ville. De cette façon, il espérait avoir le choix entre quitter définitivement la cité ou rester pendant un temps dans la ville, en toute clandestinité et discrétion. En pleine marche hâtée, il ressentit soudain tout le poids de sa décision, eut envie de fondre en larmes, mais redressa la tête et poursuivit sa route. Une larme seulement s’échappa de ses glandes lacrymales, venue se loger dans ses poils de barbe naissants, qui termina sa chute sur ses semelles délavées.