Depuis cinq mois, le Triumvirat tente tant bien que mal de drigier un pays devenu ingouvernable par les instances régulières de la Grande République. Les réformes vont au coup par coup : réforme monétaire redressant le taux d’inflation, réaction à la crise achosienne… Mais cette série de compromis paraît encore très insuffisante pour imaginer le retour à un climat de stabilité une fois le mandat des triumvirs Scaela, Vinola et DiGrassi achevés. L’opposition en particulier, se sent lésé du manque de dynamisme de Vinola, qui avait promis en échange du soutien de sénateurs à sa nomination une véritable révolution du système de vote censitaire et la reconnaissance des associations civiles par le Sénat. Sur le plan économique, l’abolition du système corporatiste des conventions de secteurs paraît encore un mirage. Dans ce contexte, les opposants au régime, et ceux au sein de la société civile sortent déçus de ce Triumvirat dont ils espéraient des changements radicaux de société. Il n’en est rien jusqu’ici.
Alors l’opposition change de forme. Depuis peu, on observe une fragmentation de plus en plus prononcée dans l’opposition sénatoriale en tout cas. Ce qui au départ n’était qu’une division en deux groupes, entre les sénateurs ayant fait confiance à Vinola, pour la plupart partisans d’un libéralisme politique ET économique prononcé, et d’une autre part d’un groupe en rupture de ban avec les orientations économiques prises ces dernières années par la cité, et qui ont repris le nom « d’Hommes de la plèbe », s’est muée en une fracture devenue de plus en plus évidente. Comble de l’ironie, les Hommes de la Plèbe se sont, ces derniers mois, retrouvés davantage en accord avec les mesures économiques et sociales de la droite conservatrice de DiGrassi qu’avec Vinola. Le sujet de l’OND commence également à irriter un certain nombre d’alliés de Vinola, qui ont pour eux une plus grande prudence à l’égard d’une organisation dont beaucoup de velsniens de méfient. Ainsi se présente le tableau au Sénat d’une grande famille de l’opposition déchirée par la division. Mais étonnement, la dynamique en cours au sein de a société civile est davantage inquiétante.
Face aux échecs de l’opposition conventionnelle à porter les aspirations d’abolition du système censitaire actuel et à sa transparence complète sur le sujet social, ces derniers se portent au fil des mois sur des modèles de société alternatifs, n’espérant plus grand-chose de la Grande République. Des voix au départ discrètes se portent de plus en plus sur les espaces publics, faisant la promotion de changements radicaux, évoquant même les révolutions de Loduarie ou de Communaterra avec romantisme et attente. Dans certains secteurs, ce qui étaient des associations éparses et des groupes officieux sont désormais regroupés au sein d’une structure plus large appelée PEV, le Parti Eurycommuniste Velsnien. Si cette information est passée hors des radars de l’information jusqu’ici et que la formation est encore marginale, il ne faut pas sous-estimer sa présence parmi le salariat de certains secteurs de l’industrie et des services. Car il ne s’agit pas là d’un mouvement étudiant comme la République a prit l’habitude de dissoudre, à l’image du mouvement troisième voie, mais d’un mouvement rassemblant déjà plusieurs milliers de velsniens. Mais pour expliquer cet essor aussi inattendu qu’inquiétant, il est nécessaire pour nous d’effectuer un retour en arrière sur l’Histoire du socialisme à Velsna, et de la place que tient le PEV dans cette tradition politique.
Du groupuscule au mouvement, l’émergence d’un parti de masse :Contrairement à ce que beaucoup d’observateurs politiques ont l’habitude de sous-entendre, le socialisme n’est pas chose neuve à Velsna. Déjà à la fin du XIXème siècle, des associations ouvrières apparaissent dans les secteurs apparus dans le sillage de la grande révolution industrielle, propagée depuis la Zélandia et Teyla. Ces dernières, à contrario de ce qu’il se passe au même moment dans nos pays voisins, ne s’organisent pas en syndicats unitaires mais en mouvements de corps de métiers, conformément à la théorie politique de Pietro Marina, l’un des penseurs pionniers du socialisme à Velsna et référence première de l’actuel PEV. Ce dernier prône ainsi la constitution de véritables sociétés parallèles à la Grande République regroupant les salariés des différentes branches dans un cadre relativement décentralisé, mais devant accepter la direction générale venant d’un parti d’avant-garde composé de révolutionnaires professionnels chargés mener à bien une révolution sociale amenant à « la République de l’amour humain » et à la société communiste (après une transition par le biais d’un Etat socialiste), que ce soit par les armes ou les urnes. Cependant, l’Histoire prendra de court ces pionniers et le gouvernement de la Grande République répliquera fermement contre ces débordements, mettant à cette première tentative de formation d’une société alternative au sein de nos frontières. Les lois anti-syndicales des années 1890 enterrent pour longtemps les revendications ouvrières à Velsna, et le système politique étouffe quant à lui toute tentative de victoire par les urnes. Le socialisme velsnien entre alors dans une phase de sommeil, sans que certains groupes perpétuent leurs tentatives pour ériger le rêve de Pietro Marina : celui d’un parti puissant régissant un ensemble de fédérations syndicales.
Alors que les industries désertent Velsna à la faveur d’une dynamique générale de mondialisation dans les années 1970 et que l’on pensait les mouvements socialistes définitivement éteints, plusieurs facteurs vont permettre la création tant attendue du Parti de masse de Marina. En premier lieu, l’instabilité chronique à laquelle la Grande République fait face à partir des années 1980 (en partie à cause de l’enrichissement massif d’une part de plus en plus restreinte de la classe patricienne) ne permet plus aux forces politiques au pouvoir au sein de la cité d’exercer une coercition aussi efficace qu’auparavant sur les mouvements sociaux, qui se font de plus en plus nombreux. Ce fait constitue un terreau efficace permettant à la plante de prendre racine, et c’est ainsi que le Parti Eurycommuniste Velsnien est officiellement au cours du congrès inter-métiers de 1984.
C’est dans ce contexte que plusieurs changements géopolitiques majeurs vont faire sortir ce groupuscule encore obscur de l’ombre. D’une part, la Révolution Loduarienne de 2001 provoque un véritable tremblement de terre sur la scène politique d’Eurysie de l’ouest : pour la première fois dans l’Histoire de la région, un Parti communiste émerge victorieux d’une lutte armée et se substitue à un Etat. Bien que les conséquences immédiates soient limitées pour le PEV, l’arrivée au pouvoir des communistes en Loduarie provoque des changements importants dans les statuts du Parti, ce dernier proclamant le respect d’une orthodoxie imposée par le « grand frère loduarien », ce dernier étant le seul modèle politique à l’épreuve de la réalité politique. Ainsi, la tendance centralisatrice se renforce au sein de la direction.
Plus d’une décennie plus tard, en pleine crise de confiance des velsniens envers les institutions, incapables de former un gouvernement, le Parti prend son essor dans certaines usines qui sont en train de devenir de véritables bastions, malgré les lois restrictives prises au fil des décennies par un gouvernement qui n’est plus en position de les faire appliquer. Certaines entreprises comptent ainsi en leurs rangs plusieurs centaines de militants, à l’exemple des usines des automobiles Strama, à Saliera, qui exercent désormais une influence notable dans le système des conventions des corporations, qui servent à établir les conventions collectives, les fourchettes de prix marchands des secteurs et le coût des masses salariales. Au point qu’il a été rapporté que de nombreux patrons se sont joints à l’opposition libérale de Vittorio Vinola afin de renverser le règne des conservateurs, ce dans l’espoir d’obtenir un gouvernement plus ferme avec ce type d’organisation que les actuels détenteurs du pouvoir.
Et c’est là un autre facteur crucial de la montée du PEV : l’incapacité de l’opposition parlementaire, incarnée par le Triumvir Vinola, à incarner les différentes oppositions dans toute leur diversité, car ce dernier avait précisément au Triumvirat par cette base hétéroclite de sénateurs libéraux, mais aussi sociaux-démocrates qui comptaient autant sur des réformes électorales que des réformes sociales profondes, et jusqu’à présent Vinola a échoué à obtenir les deux. Il y a donc un appel d’air parmi l’opposition, qui se résume à des factions hétéroclites de sénateurs changeantes et peu claires, sans aucune présence sur le terrain, ou qui se résume tout juste à des diffusions de journaux et de médias se battant sur les mêmes créneaux.
L’épouvantail de l’OND :Dernier facteur du succès de PEV, l’existence même de l’OND. Tout en haut de la liste des motifs de mécontentement d’une partie de l’opposition vis-à-vis du Triumvir Vinola, la question de l’OND divise autant les bancs des sénateurs que le commun des mortels, et la perspective de l’adhésion de la Grande République à l’OND, loin de fédérer les soutiens du Triumvir, a provoqué une fracture profonde entre libéraux, partisans intransigeants de cet état de fait, et les sociaux-démocrates, opposants timides et sans envergure. Pour dire, même les clans conservateurs de DiGrassi et de Scaela ont été plus fermes sur la question. Encore une fois, le PEV s’est engouffré dans l’appel d’air, en faisant de l’indépendance diplomatique de Velsna une priorité absolue, rassemblant même des individus dont on se serait douté au premier abord qu’ils auraient pu un jour se considérer comme des eurycommunistes, avec parfois des profils de cadres et de cols-blancs. N’hésitant à verser dans le nationalisme de circonstance, on peut voir de plus en plus souvent ces affiches placardées sur les murs des maisons de la cité sur l’eau, avec une pieuvre tentant d’engloutir Velsna sous les traits de la Zélandia, avec un petit encart en bas de l’affiche : « Non, Velsna ne sera pas un pays colonisé ! ».
Quoi qu’il en soit, cette campagne agressive paie et ces affiches se sont imprimées dans l’imaginaire de tous les anti-OND du pays, qu’ils soient de droite ou de gauche. Cette hostilité, qui pour les eurycommunistes est l'apanage d'une hostilité à un libéralisme décomplexé, l'est pour d'autres raisons pour des citoyens qui seraient classés plus à droite ou apolitiques, car beaucoup ont bien compris que le système velsnien actuel n'était pas en odeur de sainteté auprès de ces pays. Quant à savoir si ce rapprochement de circonstance donnera naissance à des alliances contre-nature, il n'y a qu'un pas.
Reste à savoir ce que réserve l’avenir politique de Velsna à cette formation qui dans le contexte électoral actuel, et malgré son gain de popularité, ne peut pas encore envisager de disposer de beaucoup de sénateurs aux prochaines élections.