CONFIDENTIEL
Note au Capitaine Ilmarinen : attirons votre attention sur le passage suivant (Chapitre 3, p95)
En essayant d’employer contre le phénomène pirate une rationalité « moderne », et bien souvent économique, les stratégies des Etats se condamnent à passer à côté des spécificités du phénomènes qu’ils cherchent à combattre. L’exemple des dernières mesures prises par les Îles Fédérées de l’Alguarena nous servira d’illustration dans ce chapitre, pour commenter l’échec relatif, ou la réussite en demi-teinte d’une stratégie s’adressant à de stricts affectes économiques.
On comprend aisément le raisonnement des stratèges Alguarenos. Celui-ci est d’ailleurs accessible dans la presse spécialisée, ce pays ayant une grande culture du débat public il n’est dans ce cas précis pas fait mystère de la logique déployée par les services de renseignement pour endiguer le phénomène de piraterie, a minima dans leur zone d’influence.
Le calcul est simple : c’est en réalité une simple balance économique : payer suffisamment pour que le coût de la trahison devienne moins rédhibitoire que les gains promis. Autrement dit : acheter des informations contre d’importantes sommes d’argent et des garanties de sécurité et d’anonymat.
Dans un régime de rationalité moderne, caractéristique des conceptions humanistes et positivistes de notre époque, reposant sur une conception quelque peu simpliste de l’homo economicus, le plan devrait être assez infaillible. Il omet toutefois plusieurs éléments relevant de la « rationalité sociale », c’est-à-dire à la fois culturelle mais également située, les calculs coût/bénéfice n’étant jamais réalisés dans un contexte abstrait ils sont le produit d’un environnement.
Pour le dire plus simplement, il y a des facteurs culturels, sociaux et psychologiques qui viennent altérer les variables du deal proposé par l’Alguarena et produisent des externalités négatives.
Pour le dire encore plus simplement : ils n’ont pas pensé à tout ce qui fait que le résultat obtenu n’est pas exactement celui attendu.
Tout d’abord, contrairement aux mafias et au grand banditisme terrestre auquel sont habitués les Alguarenos, il y a un prestige social qui émane des actes de piraterie. Une bonne prise, un « style » propre, la crainte inspirée, le courage nécessaire, le fait de ramener au Syndikaali des richesses que celui-ci ne produit pas, la « geste », le romantisme, les récits, les mutilations même aprfois sont autant d’éléments valorisés socialement et qui peuvent se transformer non seulement en capital financier, mais aussi politique et symbolique. De fait, à partir du moment où un Capitaine commence à gagner en renom, il devient progressivement de plus en plus difficile de le corrompre pour la simple et bonne raisons que les devises étrangères n’achètent pas tout. Autrement dit, l’Aguarena propose d’augmenter le capital économique d’un individu mais est incapable d’augmenter les autres capitaux. Pire, elle les diminue d’autant. Le sentiment de liberté, d’accomplissement, le fait de se savoir bien accueilli dans la plupart des ports du monde, de pouvoir pénétrer dans de nombreux pays sans visas, pouvoir profiter des plaisirs de contrées exotiques, du luxe de quartiers de débauches, ce sont des choses qui s’achètent difficilement.
De la même manière, tout ne s’achète pas au Syndikaali. L’accès à certains clubs, à un certain rang dans la société, le fait d’être pris au sérieux, écouté et respecté, implique parfois d’avoir fait ses preuves. Non pas forcément comme pirate d’ailleurs, mais de s’être confronté à la vie et à ses dangers. Il y a une valorisation sociale de la prise de risque (qui n’est d’ailleurs pas sans poser problème) et de l’entreprenariat, pour parler en termes économiques. Un Pharois sera d’autant plus considéré qu’il s’est rendu maître de son propre destin. Si cette injonction à se réaliser soi-même entraîne des effets délétères pour le moral et la psyché de ceux qui n’y parviennent pas, il n’en reste pas moins que cette spécificité de la valorisation sociale au Syndikaali ne peut s’acheter autrement que par les actes. C’est ce qui explique d’ailleurs certainement la méfiance très ancrée des Pharois vis-à-vis de l’héritage (voir Professeur Eljas, 2005, p234).
Bien sûr, il ne s’agit en rien d’un déterminisme absolue ! Il arrive un moment dans la vie d’un homme où celui-ci peut être tenté de prendre une retraite dorée, mais soyons honnêtes… beaucoup de pirates meurent avant.
Dans le paragraphe suivant, je m’appuierai sur les distinctions et définitions établies par le Professeur Eerikki (2002, p24) entre profil « fuyant » (qui quitte le monde de la mer et ne désire pas y retourner) et profil « déserteur » (qui est forcé de quitter le monde de la mer et éprouve de la rancœur et de la fascination pour celui-ci). Ce sont typiquement ces seconds cas qui sont les plus susceptibles de passer de « déserteur » à « traître » c’est-à-dire qui agit contre le monde de la mer, en général d’anciens camarades ou collègues, dans une volonté d’enrichissement ou de vengeance.
De fait l’archétype du « déserteur » établit par les travaux en sociologie de la mer du Professeur Eerikki (2002, p37) montrent bien qu’il s’agit en général d’un homme ou d’une femme âgée, subissant le déclin de sa carrière, éprouvant des regrets ou de la rancune. Il peut avoir été mis de côté par une mutinerie ou simplement été poussé vers la sortie en raison de son âge ou d’un capitaine plus charismatique ou audacieux. Il peut également s’agir de personnes mutilées ou fatiguées par l’effort. De manière générale, ces individus sont caractérisés par la conscience d’être sur une pente descendante et le vivent mal. Ce sont des profils assez précis en vérité, majoritairement des hommes, qui considèrent n’avoir pas été à la hauteur de leurs ambitions et qui ne parviennent pas à tourner la page.
Pour comprendre pourquoi le profil du « déserteur » est celui-ci, il faut rappeler que vendre ses camarades, c’est l’assurance de se voir fermer de nombreuses portes à travers le monde. Pire, on n’est jamais à l’abri d’un coup de couteau dans une ruelle. C’est un destin d’homme traqué qui attend le traître, et surtout d’homme prisonnier des services de polices du pays qui l’accueille. Autant dire qu’à part quelques individus revanchards, ce n’est pas exactement le profil psychologique et sociologique des pirates à la base. Ces-derniers sont en grande majorité des gens attirés par une vie aventureuse et peu soucieux des règles, étant caractérisés par une personnalité « déviante » (Niilo, 1976, p65) vis-à-vis de l’autorité ou « performante » (idem, p78) vis-à-vis de la haute conception qu’ils ont d’eux-mêmes et de la confiance qu’ils accordent en leurs capacités.
Note : le paragraphe suivant est au stricte usage des agents de la C.A.R.P.E. accrédités.
De fait, seuls des pirates ratés ou sur le déclins sont en général attirés par ce type de proposition. Il peut également s’agir de personnes endettées ou souhaitant radicalement changer de vie. Or malheureusement pour les autorités qui leurs mettent la main dessus, ce n’est pas exactement ce genre d’individus qui détient en général des informations cruciales. L’accès aux Etats Généraux de la Piraterie est relativement sélectif et ne concerne que des capitaines ayant fait leurs preuves, ce qui tend à stratifier l’information. Celle-ci est d’autant plus inaccessible lorsqu’elle concerne des manœuvres coordonnées entre des pirates et le gouvernement pharois qui passe alors par des intermédiaires, à commencer par la Merenlävät servant de pare-feu.
De manière plus générale, pousser à la dénonciation est non seulement coûteux pour les pays qui se lancent dans cette entreprise, mais peut également se révéler paradoxalement contre-productif à moyen-termes. Le darwinisme qu’impose ce genre de pratique – car ce sont les petits qui dénoncent les petits – met en place une sorte de sélection naturelle et seules les équipages les plus efficaces et les plus discrets se maintiennent en place, prenant petit à petit de plus en plus de parts du marché qui se professionnalise à leur contact. Là où un marché du crime est chaotique, voyant et maladroit lorsqu’il réunit un grand nombre d’acteurs peu méthodiques, un petit nombre de pirates coordonnés et entraînés fait beaucoup moins d’erreurs et capitalise mieux sur ses talents pour échapper aux autorités.
Actuellement, s’essayer à la corruption des petits équipages est donc l’assurance de se retrouver d’ici quelques années avec une criminalité très bien organisée puisque la place laissée vacante aura attiré et sélectionné les meilleurs. Le problème de ce genre de méthode est donc que c’est qu’encore une fois ce sont les petits équipages débutants qui trinquent, typiquement ceux réempruntant à plusieurs reprises les mêmes routes, ou s’attardant dans des zones à risques. Les pirates les plus redoutables savent se rendre insaisissable en multipliant les itinéraires, en changeant de plans régulièrement ou tout simplement en diversifiant leurs pratiques et méthodes. Le grand avantage de la piraterie pharoise dans le contexte actuelle est qu’elle est la seule sur le créneau de la piraterie mondiale ou intercontinentale. Les mafias locales étant moins organisées et ne pouvant pas s'adosser au complexe militaro-industriel et scientifique du Syndikaali à savoir la deuxième économie mondiale qui y consacre une part non-négligeable de ses ressources, elles ne sont pas concurrentielles sur ce type de secteurs de sorte que faire preuve de prudence n’est pas un risque de se faire voler sa place. Qui, à ce jour, est en mesure de connecter entre eux des marchés noirs sur plusieurs continents ? Les Pharois n’étant en concurrence qu’avec eux même, la structure criminelle n’est jamais menacée par la perte d’un de ses membres et peut même tendre à se renforcer avec le temps.
La moindre petite sardine prise dans les filets des autorités locales laisse simplement la place à un poisson plus gros. Ou plus malin. »