Posté le : 25 sep. 2022 à 16:56:01
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Suite et fin.
Une odeur de tabac froid et de mâté flottait dans l’air du salon, enfumé depuis au moins une heure. Lorsqu’ils virent l’ingénieur entrer, les membres de la cellule centrale du PIK éteignirent leurs cigarettes dans de petits cendriers où agonisaient déjà quelques mégots, et lui tendirent une calebasse dans laquelle finissait d’infuser des herbes.
« Sucre ?
— Non merci, Ndifor. »
Elle attrapa le récipient et, comme le voulait la tradition, le boucha de la paume de sa main pour le secouer. C’était un rituel de consommation précis, de moins en moins répandu à mesure que le mâté s’internationalisait, le plus souvent sous la forme de dosettes à infuser, nécessitant moins de travail que la méthode traditionnelle de consommation. Quand elle considéra avoir suffisamment plaquée les herbes contre le bord du mâté, Aglaya attrapa la paille filtrante – dite bombilla – qu’on lui tendait et la plongea du côté où l’eau était la plus claire. Puis, parce qu’elle avait lu quelque-part que l’eau brûlante accentuait les risques de cancer de l’œsophage, posa le tout sur une table basse et s’installe dans le fauteuil qu’on lui avait désigné.
Pour une enfant de la révolution, qui avait connu l’Eurysie et le Paltoterra, expatriée de profession et révoltée par nature, rien ne devait paraître étrange, tout devait se contextualiser. Pourtant, elle se surprit une fois de plus à trouver ces petites réunions formelles mais secrètes toujours aussi fascinantes de bizarrerie. Elle était trop habituée au Kah, et aux mouvements s’en référant. Ces mouvements de travailleurs éduqués, au point sur la théorie comme la pratique, correspondant à ce vague idéal de prolétaires philosophes, aussi bien capable de bêcher la terre que de tirer de profondes conclusions de l’actualité. Elle était habituée à un milieu où les privilèges habituellement réservés aux bourgeois – éducation, santé, temps – étaient mise au profit d’organisations sans classes, d’individus égaux. Au Kodeda, bien sûr, et même si on s’y dirigeait lentement mais sûrement, les choses étaient plus compliquées. Et il y avait une nette distinction entre les révoltes de la classe laborieuse, et ceux de la classe intermédiaire voir – parfois – supérieure. On discernait d’un coup d’oeil ceux qui avaient hâtes d’être libres ; De voir étendus à toute la province la liberté qu’offrait la Compagnie Saphir. L’éducation, la santé, les salaires dignes. Ces gens qu’un réformiste saurait dompter, à vrai dire, et qui pour tout leur courage, n’avaient pas – pas encore – reçu l’éducation nécessaire à leur vraie émancipation. Ce pourquoi certains socialistes avaient inventé les partis d’avant-garde. Même les anarchistes les plus égalitaires devaient bien reconnaître sur leurs prêches avaient vertus d’éducation populaire : le prolétaire est bien rarement seul vecteur de sa révolution. De l’autre côté de la barrière se trouvaient des individus d’un courage exceptionnel en ça qu’ils profitaient pleinement du système qu’ils avaient pourtant jurés d’abattre. Et au nom, le plus souvent, de valeurs théoriques ; Pas toujours compatibles avec la révolution telle que l’entendait le PIK à sa fondation par les mouvements étudiants et communistes, mais s’en rapprochant suffisamment, par un mélange d’intérêts, de valeurs éthiques personnelles et de grandes idées. Indépendance. Démocratie. Prospérité. Puis en suite, égalité. Devant la loi, devant les difficultés de la vie, devant ce monstre de l’économie. Ici, la classe bourgeoise croyait à la redistribution, parce qu’il restait une classe de nobles au-dessus de sa tête.
Le phénomène est bien connu. Et l’ingénieur était là pour s’assurer qu’ils ne changent pas de camp au dernier moment. Combien de révolutions perdues au profit des propriétaires ? Il fallait veiller, et par la Roue, elle y comptait bien.
« Au final c’est dramatique. »
Les discussions avaient repris. C’était un chef de section issue de l’est du pays. Il s’y trouvait des tribus nomades – favorables au Kah parce qu’il leur promettait un respect qu’elles avaient déjà pu, pour certaines, goûter lors de leurs passages à Somagoumbé – et des villages d’agriculteurs. Le délégué venait de là. Fils d’un propriétaire terrien, proche du peuple, il avait comme un air d’évangéliste. Mais un évangéliste rouge, ce qui est tout à fait tolérable. Barbu, habillé en tenue traditionnelle, il dégageait cet aspect doucement conservateur qui plaisait à la campagne, mais parlait en mots vrais, de choses leur parlant plus sûrement que les gloires d’un quelconque souverain. Pain, eau propre, santé, école. Un avenir pour vos fils et villes, un tracteur pour chacun d’entre vous, et les canaux qu’on vous a tant promis sans jamais vous les apporter. Il s’accordait au métronome du PIK, parlait réforme agraire. Que deviendrait-il, si on lui imposait d’abandonner ses terres ? « Heureux ». C’était son terme. Et probablement politicien, c’était l’inévitable. Il reprit.
« Le Kodeda risque la guerre. Je sais qu’on le sait tous, mais à un moment il faut le dire : il y aura une invasion.
— Pfffh.
— Ridicule ! »
Quelques cris d’indignation. Ces réunions étaient construites autours de grands axes, mais on se laissait toujours la liberté de parler d’autre-chose et, généralement, d’allonger les échanges jusqu’à des heures où il ferait mieux dormir que débattre ; C’était la coutume locale. On commençait tôt, on finissait tard, peu de choses substantielles étaient réellement dites mais, on en ressortait avec un sentiment plus sûr de camaraderie, de fidélité à la cause et d’espoir. Aglaya lança un regard à Mekbeth Al-Mouffarit, qui avait été élue secrétaire du parti pour le moi, et qui allait devoir s’échiner à faire de ce long baratin un compte-rendu utilisable pour les sections locales. Elle capta son regard et lui lança un pauvre sourire navré, comme si elle savait très bien ce à quoi elle pensait. Et pour cause, elles en avaient parlées après les élections.
Le chef de section continuait.
« Je vous le dis, laissez-leur deux mois et on aura des tueurs de l’Alguarena sous nos portes, en plus des assassins qu’ils paient au nord.
— Mais non, mais non. Rien de plus qu’un faisceau d’indice ! De toute façon c’est sans importance, camarade. L’Empire ne se laissera pas faire.
— Et depuis quand est-ce qu’on compte sur la Listonie pour régler nos problèmes ?
— Ce sera aussi leur problème si ça a lieu. Non ?
— Pas sûr que ça change grand-chose au résultat final. »
Aglaya aspira un peu de mâté à travers sa bombilla, et acquiesça pour elle-même en constatant que la qualité était des plus satisfaisantes. Chaque jour qui passait, on importait plus de produits kah-tanais, par l’intermédiaire du chantier de la compagnie Saphir, qui avait ouvert une autoroute – pour le moment métaphorique – commercial. Les herbes semblaient fraiches et elle se demanda brièvement si elles avaient été importées des communes exclaves, au nord, ou du Paltoterra lointain. Autant ne pas y penser : l’important était qu’elle pouvait boire quelque-chose qui n’avait pas un goût persistant d’eau et de fer. Les échanges continuaient sous ses yeux. Elle y participait rarement, sinon pour avancer de nouvelles informations qui auraient échappé aux décideurs du mouvement, ou pour signaler les intentions de leurs alliés kah-tanais. Dans les faits, le PIK était une instance qui chaque jour se faisait de plus en plus communaliste. On adoptait même certains des rituels du vieux Kah, d’où l’omniprésente de mâté, la disposition des gens en cercle, leur tendance à s’exprimer les uns après les autres, selon un sens antihoraire...
Et rien de tout cela ne la surprenait réellement. Le communalisme était comme un pont reliant les deux extrêmes qui animaient le PIK. D’une part les localistes, représentants de villes et villages abandonnés par la capitale, étouffés par cette sale occupation coloniale. Les privés de tout, pillés en boucle, enlevés à eux-mêmes. Faute d’éducation ils n’avaient que de vague notion de politique, de socialisme, d’indépendance, inculquée aux ancêtres lors des guerres civiles d’il y a cinquante ans, passées imparfaitement aux jeunes. Ceux-là rêvaient de plus de pouvoirs sur leur existence. Plus de décentralisation politique et économique, en fait. Même s’ils ne s’en doutaient pas. De l’autre, les communistes – le plus souvent syndicalistes – de la capitale régionale. Issus des milieux ouvriers et des dockers, ainsi que des étudiants. Ils rêvaient de mener une révolution prolétarienne, le grand classique, mettre à bas le capitalisme, le système d’exploitation... Avec une vision des choses trop économique, cependant. Manquant de sens politique et risquant, à terme, d’amener à une seconde catastrophe de Reaving. Autoritarisme, dictature, terreur, échec de la révolution. Ces deux forces se complétaient sans se comprendre. L’idéologie communaliste, avec sa nette tendance à vivre et laisser vivre, avait été capable de mettre ces rêves distincts en relation, et de les combiner efficacement. Un syndicaliste, qui n’auraient pas compris les demandes d’un paysan pouvait maintenant s’entretenir d’égal à égal avec lui. À l’inverse, les agriculteurs comprenaient que beaucoup de ce dont il souffrait était lié à des conditions d’exploitation s’intégrant dans un processus historique remontant, certes, à la conquête de la région par la Listonie, mais s’intégrant plus généralement dans une histoire de princes, de nobles, de propriétaires. Autant de salauds, sauf pour les quelques exceptions qui luttaient pour abandonner leurs propres privilèges, évidemment. On ne pouvait pas mettre tous les bourgeois sur le même rang.
C’était une vision modérée des choses. Peut-être trop modérée pour la plupart des professionnels de la révolution. Mais l’ingénieur ne concevait pas sa lutte comme du combat au corps à corps. Elle se voyait mal pendre chaque banquier, chaque boutiquier, chaque propriétaire agricole. Elle se voyait mal libérer la région à la pointe d’une baïonnette. Elle venait de pays qui avaient souffert de ces méthodes, fussent-elles portées par les masses laborieuses arborant l’étendard rouge, ou les élites militaires engoncées dans leurs chemises brunes.
Oui, c’est vrai : elle n’avait pas honte de le dire, elle était une modérée. Pour autant qu’on puisse être modéré dans son corps de métier. Pendre les prêtres, d’accord, mais au cas par cas. Empêcher de nuire, certes, mais ne tuer que si nécessaire. Elle ne croyait pas à la doctrine de la terreur, qu’elle trouvait d’un cynisme amer et répugnant. Sa haine – pourtant sans faille – des empires ne devenait jamais une haine de leurs acteurs. Elle voulait la mort des structures, et la réhabilitation de ceux qui le voudraient bien. Ce n’était pas non-plus de la naïveté ou un manque de salutaire paranoïa, mais plutôt une conscience aiguë des enjeux du monde moderne, et des échecs dramatiques qu’avaient composés les tentatives eurysiennes, traditionnellement plus violentes, de communisme. Elle aimait donner un exemple que tout le monde pouvait comprendre : Kronos avait fait sa révolution dans la violence et le cynisme. La révolution était devenue un outil servant le culte du pouvoir de son leader suprême. On appelait constamment au meurtre et le régime organisé par le gouvernement – prétendument – prolétarien avait en fait tous les aspects du fascisme le plus primitif. Répugnant.
À l’opposé il y avait la révolution Damann. Gagnée main dans la main par les communistes, les anarchistes et les démocrates. Qui s’était achevée sur des élections. Qui n’avait pas amené à des purges, quoi qu’on ne puisse nier les salutaires procès des généraux et fonctionnaires reconnus coupables de crimes trop atroces pour être ignorés. Maintenant, dans ces débats, on lui répétait fréquemment que c’était un problème : il restait trop de fascistes, de réactionnaires, de fanatiques religieux en Damannie. Il restait trop de ces types prêts à tuer jusqu’au dernier homme pour un peu qu’il croit en la démocratie. Vrai. Et ces gens étaient sans doute surveillés, leurs idéologies proscrites. Ces gens étaient comme castrés chimiquement par un système aux aguets. Mais ils demeuraient là, comme un risque latent.
Mais ce risque existe dans chaque société, et même la Loduarie ultra-autoritaire souffre chaque jour d’attentats fascisants ; Alors tant qu’à choisir, elle préférait la solution Damann, révolutionnaire sur les aspects les plus importants, puis réformiste, didactique, pour tout ce qui suivait. C’était une question d’altruisme, selon elle. Les choses ne pouvaient changer du tout au tout trop rapidement. Généralement, les systèmes autoritaires n’étaient que l’expression de leurs dirigeants. Ceux-là étaient impatients, de bons salauds gâtés. Ils voulaient tout, tout de suite, et tordaient la réalité pour arriver à leurs fins, quand bien même leurs régimes malades ne correspondaient pas à l’organicité de leur population. L’avis populaire est fluide, d’accord, mais plus comme du goudron que de l’eau. Il lui faut du temps pour s’adapter à un moule. Bref. Tout est question de principes, d’éthique, de méthodes, d’analyse. La sienne est qu’on ne sauve par l’Humanité en la rejettant. Elle était, par principe, humaniste à tous les niveaux.
« Et si ça devait avoir lieu, hein ? Qui viendrait nous aider ? Le Kah ? Il est occupé ailleurs, et l’Empire, ben. Oh, hein, n’en parlons pas. »
Ils parlaient encore de la très hypothétique intervention alguarenos. Non pas que le sujet n’était pas intéressant, mais il fallait admettre que tout cela manquait de diversité. Et peut-être, aussi, des dernières nouvelles. C’est vrai après tout, ces hommes n’étaient pas au courant. L’ingénieur se redressa et leva la main.
« Camarades, à ce propos... »
Les regards se tournèrent vers elle. L’homme qu’elle venait d’interrompre – un jeune gars qui avait arrêté ses études pour prêcher la révolte chez des dockers – acquiesça poliment et lui sourit.
« Mais bien-sûr Agy ! »
On la surnommait Agy. Tout le monde s’accordait à trouver le nom Aglaya un peu trop étranger; Elle remercia le jeune homme d’un signe de tête.
« Nous sommes chaque jour un peu moins seuls. Vous vous souvenez peut-être de la septième réunion du parti, où vous avions votés pour la proposition du secrétaire général Sharaf el-Sabir, consistant à rallier des puissances régionales à notre cause ? »
Quelques acquiescements. Une vieille femme secoua la tête.
« Mais ce n’était pas satisfaisant, si ? Ils disaient nous soutenir en théorie. Je me trompe peut-être, Agy, mais ce n’était pas comme s’ils nous avaient promis d’intervenir...
— Les choses ont un peu évoluées, Nel. Mes contacts, vous savez où... » Elle ne parlait jamais du Grand Kah en termes directs. Vieille habitude. De toute façon tout le monde savait. « ... m’ont fait savoir qu’un camp militaire est en chantier, à l’Est du Kodeda. Un camp militaire de l’Althalj. »
Maintenant le silence était presque audible. On ne discernait plus que la vibration grave du système d’aération, en bout de course comme toute chose dans cette province maudite. Oui, la construction du camp n’était qu’à moitié secrétaire. Déjà des bruits de couloir y faisait référence çà et là dans l’administration listonienne, dans les cercles du prince, dans les réseaux d’informateurs du PIK, qui glanaient chez leurs opposants tout ce qu’ils avaient à savoir. Mais la confirmation, faite par l’intermédiaire de celle qui représentait le Grand Kah, avait une puissance autrement plus évocatrice que les chuchotements ténus et inquiets des officiers impériaux. Aglaya tira sur sa paille, et aspira une nouvelle gorgée de mâté. Puis, comme le voulait la tradition, elle le fit passer à son voisin de droite. On disait que si on faisait tourner la boisson dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, le temps passait plus lentement. Laissant traditionnellement plus de temps aux gauchos, ces héros de l’imaginaire populaire paltoterran, de sympathiser. Tradition adaptée à la révolution : ici, c’était pour conspirer qu’on demandait plus d’espace. Elle sourit. Son ton se fit léger. À nouveau elle était l’ingénieur. Non-plus administratrice, ou juge de paix, mais inventrice de nouveaux modèles de société, aventurière téméraire et victorieuse. Et dans ses bagages, la bonne nouvelle qu’il convient de partager.
« Je ne sais pas qui nous sommes poue le matriarcat ; Je ne sais pas s’ils nous voient comme dépendant de nos amis, ou simplement liés à eux par les liens que nous savons. » On acquiesça. Ici aussi la question faisait encore débat. Devait-on se ralier à la confédération, après la libération ? Dur à dire, tant les deux possibilités avaient de pour et de contre.
« Mais voilà ce que je peux vous dire. Elles veulent travailler avec le Grand Kah. J’ai même ouï-dire que des agents althalj seraient à l’oeuvre avec certains de nos camarades, pour les aider dans... »
Et elle sourit. Inutile d’en dire plus. Il y avait une opération qui se préparait. Une opération d’une ampleur si massive, si capitale, qu’elle occupait tous les esprits. Les regards étaient rivés sur l’ingénieur, qui conservait son calme apparent. Dans les faits elle ne pouvait évoquer ce qui se préparait sans sentir monter en elle une vague d’excitation. Puis, presque immédiatement, de l’inquiétude. Et si les choses ne se passaient pas comme elles devaient le faire ? Dans quel sens irait l’histoire, si le train de ses acteurs déraillait ? Que faudrait-il faire en cas d’échec ? Cette fois, maintenant et depuis peu, elle avait une réponse.
« Et camarades, elles vont intervenir. Si c’est nécessaire, si la Roue nous impose une telle épreuve, ces femmes viendront se battre en sœur d’armes. Laissez-moi le répéter, en sœur armes. »
Elle posa ses mains sur ses genoux et se redressa, savourant chaque seconde du silence qui se prolongeait. Bientôt tomberait la pluie des questions, auxquelles elle devrait répondre le plus justement possible. Juste dans le sens de la vérité, déjà, mais aussi dans le sens qui ne vexerait pas les susceptibilités des différents camarades du PIK. Le mouvement comptait de tout. Il était évident qu’une fois l’indépendance acquise, et la question du rattachement ou non au Kah, ses cellules se disperseraient en autant de partis, ou clubs, différents. Mais ce n’était pas une mauvaise chose. C’était une séparation qui pouvait – allait – se faire à l’amiable. Sans difficultés, sans comportements outranciers, sans violences. Présentement, ces sensibilités différentes s’exprimaient généralement dans ces débats, ces question-réponse, et la neutralité molle, moyenne, qu’il fallait adopter pour s’adresser à tout le mouvement. Au moins les liens de camaraderie étaient-ils supérieurs aux différences observées. Et les objectifs, s’ils différaient dans leurs détails, se rapprochaient-ils sur tout le reste.
Concernant l’Althalj, typiquement, il fallait comprendre qu’elle évoquait des sentiments franchement divers au sein de la population. Globalement, l’aspect dominant était que l’Althalj était une puissance indépendante. Ce qui en Afarée voulait dire beaucoup de chose, et ne pouvait que concentrer une part non-négligeable d’espoirs. Le soutien d’un tel voisin était chose précieuse. Exaltante, en fait. Si l’Althalj, nain parmi le concert des nations, mais géant en son domaine, était prêt à soutenir la perspective d’un Kodeda indépendant, n’était-ce pas là le signe que tout était vraiment réalisable ? D’un autre côté, le pays était... Particulier. Mal compris, ou avec ambivalence. Son aspect matriarcal tendait à motiver certaines franges féministes, courroucées du traitement odieux que leur imposait le patriarcat islamiste et traditionnel de l’empire ; De l’autre, les égalitaristes, laïcs, démocrates de tout ordre observaient son système avec une curiosité inquiète. Le soutien de l’Althalj seul aurait inquiété certains individus. Soit conservateurs, soit pas tout à fait sortis du carcan de la pensée patriarcale, soit, tout simplement, attachés à la démocratie réelle, au sens quasi-occidental du terme. D’un autre côté, avoir l’Althalj en marraine était extrêmement rassurant quand se trouvait, de l’autre côté, un parrain nommé Grand Kah. Les deux forces s’équilibraient. Et la prudence Kah-tanaise, son éloignement géographique, trouvaient un complément adapté chez la radicalité féminine et religieuse de cette puissance tout à fait locale et, par conséquent, tout à fait légitime à intervenir.
Une voix s’éleva enfin, du brouhaha de discussions qu’avait fait naître l’information. Celle du premier secrétaire, Sharaf el-Sabir. Ce jeune Architecte communiste, véritable héros prolétarien, qui en d’autres temps aurait été, peut-être, le visage populiste et radieux d’une révolution indépendante, résolument rouge. Une tragédie de plus, écrasée dans le sang. Les circonstances avaient changé, et il passait maintenant pour un homme sage, malgré son jeune âge. Il avait la confiance du PIK et, beaucoup plus important, des kodedans. Ils l’aimaient comme leur fils, ou leur oncle, ou leur frère. Et lui faisait de son mieux pour ne pas les décevoir.
Il pointa Aglaya du doigt, et haussa la voix pour qu’elle l’entende à travers le chahut.
« Zula est au courant ? »
Il faisait référence à cette fille envoyée par Saphir pour servir d’officier de liaison avec le Parti. Une fille sûre, elle aussi agent du Grand Kah, à sa manière, quoi que représentant surtout les intêréts privés de l’immense consortium. Aglaya acquiesça. Sharaf semblait soulagé.
« Qu’est-ce qu’elle en dit ?
— Rien. C’est notre affaire.
— Donc elle nous soutien.... » Il sourit et attrapa le mâté, qui avait fini de tourner jusqu’à lui. « .Tu sais quoi, Agy, je commencerais presque à y croire.
— T’es un sale idéaliste, en plus d’être communiste.
— Et avec un peu de chance, d’ici quelques jours, je serai un citoyen libre. Sinon...
— Sinon, camarade ? »
Il se tut et la fixa, se gardant bien de répondre. Elle savait ce qu’il voulait exprimer, et décida de ne pas lui imposer de le dire. Si les choses ne se passaient pas comme prévu, maintenant cela ne faisait aucun doute : il y aurait du sang. Et des morts. Ils acquiescèrent tous les deux. Le temps seul jugerait. Si la Roue le désirait.