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Arrivé au Kodeda il y a deux semaines, beaucoup à faire encore.
Note à moi même : les baraquements ne sont pas adaptés à des civils, si besoin de renforts venus d'Albigärk, préfèrerai leur offrir un minimum de confort sans quoi les universitaires pourraient se montrer moins enthousiastes pour de futures opérations
Je tâcherai de rendre compte fidèlement de la situation et de l’aide que peut apporter mon département quant à vos ambitions, tout en étant également clair sur les limites de celui-ci. Les services de la C.A.R.P.E. se reposent manifestement trop sur l’implantation locale kah-tanaise et de leurs alliés, la réalité du terrain demande un peu plus de temps pour être correctement appréhendée.
L’heure tourne, je le sais, mes co-équipiers et moi-même essaieront de faire le maximum, mais j’attends également un peu de compréhension de la part de la hiérarchie : à l’impossible, nul n’est tenu comme on dit, j’espère juste que les Kah-tanais savent ce qu’ils font.
Je commencerai par décrire la province de Kodeda pour donner à mes supérieurs un aperçu de la situation. La ville est isolée, en aval d’une chaîne de petits monts qui ouvrent au nord et au sud sur le désert. La région est particulièrement hostile et caractéristique des colonies listoniennes qui se sont implantées sur des territoires faciles à prendre, plus intéressant comme comptoirs commerciaux que pour les ressources qu’on y trouve.
Cela n’a pas empêché les populations incorporées de prospérer dans le temps, d’autant que des richesses inconnues à l’époque ont été découvertes entre-temps, amenant à l’enrichissement rapide des clans locaux. Ce sont d’anciens nomades pour la plupart, qui formaient une petite caste militaire antérieure à la colonisation. Ils se sont pour la plupart intégrés à la société listonienne mais la politique en partie ségrégationniste de l’Empire a empêché une totale assimilation.
De ce que m’expliquent mes informateurs, bien que l’empire conserve toujours la force politique et militaire localement, les clans ont quant à eux une aura chez les populations sensibles aux autorités traditionnelles et spirituelles. Une aura qui tend à être disputée par la modernisation de la province, cependant, à voir comme désormais la politisation se fait via des associations, réseaux et syndicats. A bien y regarder, le Kodeda est par bien des aspects en pleine période de transition : l’étiolement de la présence listonienne et l’indépendance des provinces de l’Empire fait planer une atmosphère de bascule ici, et deux chemins ont l’air de se dessiner, soit un retour aux autorités traditionnelles, soit celui de la modernité.
J’y reviendrai sans doute plus longuement dans mon rapport, je pense que le nœud de l’affaire se joue ici.
En ce qui concerne la ville en elle-même, c’est un mélange étonnant d’architecture listonienne de style coloniale entourée d’une périphérie, quartiers ouvriers et banlieues de construction beaucoup plus afaréenne. Il est éclairant de constater que ces deux styles ne se mélangent pas et malgré la fin des politiques officiellement ségrégationnistes, ces ruptures architecturales marquent encore très clairement le territoire et sont un rappel constant de son histoire. L’enrichissement de certaines familles et des anciens clans a également conduit, par mimétisme, à accaparer les demeures nobles listoniennes laissées vacantes lors de l’affaiblissement de l’Empire, ce qui dénote d’une volonté, consciente ou inconsciente, de reproduire les schémas de domination importés par la colonisation.
Sur le reste de la ville, je ne l’ai pas encore bien visitée. Mes informateurs et les soldats Pharois présents au Kodeda ont néanmoins pris le temps de me fournir une carte des zones les plus animées où je pourrai observer tranquillement. Le marché, les docks, la place de l’hôtel de ville, la place des prêteurs, le quartier d’affaire – modeste – ainsi que les quartiers résidentiels privés où on n’observe pas beaucoup les gens mais qui renseignent efficacement sur les écarts de niveau de vie qu’on peut trouver dans cette province.
J’ai également formulé le souhait de visiter les bidonvilles et les quartiers ouvriers, ce que le capitaine Eljas m’a accordé à condition d’y aller entouré. C’est un brave homme mais qui ne semble pas très bien saisir les enjeux de la situation. Il est évident que je ne fais pas un pas dehors sans être suivi par les agents de la C.A.R.P.E.
En tout cas, mon statut – et mon apparence physique – de Pharois ont l’air d’ouvrir certaines portes. Les Kah-tanais et les Listoniens ont un faciès assez distinctif pour les locaux, mais les cheveux blond et – je dois bien en parler – la pâleur de ma peau, attirent les regards. Pour la discrétion on repassera, mais je fais la fortune des pharmaciens en crème solaire.
La présence de la base militaire du Syndikaali – si on peut vraiment la qualifier de « base » est assez bien acceptée ici. Les locaux n’ont pas mis longtemps à comprendre que du marché noir se faisait dans les environs mais le capitaine Eljas a joué plutôt finement et est resté discret pour le moment. Je ne sais pas si c’est de la prudence ou simplement un manque de moyens, il faut dire que le Shibh Jazirat Alriyh a attiré beaucoup de notre énergie sur ce secteur et à cause de l’aridité de la région, le Kodeda est bien isolé des pays frontaliers, pour la plupart fermés au commerce extérieur.
Ce n’est qu’une supposition, mais je soupçonne l’état-major Pharois d’avoir volontairement limité ou retardé l’implantation du marché noir ici, à cause de la proximité des enclaves Kah-tanaises. Ne pas brusquer les alliés, j’imagine ? Il faudra que je demande à l’agent Siiro quand je le reverrai. En tout cas s'il s'agit bel et bien de votre motivation, je ne peux que vous conseiller de faire preuve de plus de subtilité à l'avenir, un adversaire un peu au fait de nos pratiques pourrait aisément lire dans notre jeu en opérant une simple comparaison chiffrée des dynamiques des activités navales dans chaque région.
En tout cas, le message est passé. Je ne compte plus le nombre de fois où des passants me font des signes pour savoir si je peux leur vendre des cigarettes. Les plus motivés m’abordent même en pleine rue, ce qui est un peu idiot. Si j’étais véritablement contrebandier, je ne me baladerais pas avec ma marchandise sur moi, surtout avec une gueule à ce point identifiable.
Ce sont les enfants qui sont les plus curieux. Beaucoup de pauvreté ici, l’industrie finance surtout la métropole listonienne et les miettes de cette fortune vont dans les poches des clans. On sent que les gens travaillent jeune, les usines sont autant une bénédiction qu’un enfer pour les locaux. En termes d’infrastructure, il y a beaucoup à faire également, mais énormément de chantier. La ville est très active, beaucoup plus que le Shibh Jazirat Alriyh, même si lui aussi a connu sa grande époque. On sent très concrètement la bataille des investissements qui se fait ici. Il faudra du temps pour que tout ça porte concrètement ses fruits et à vrai dire, je ne sais pas si ce sera possible tant que l’Empire tiendra la province. Il y a des freins structurels à l’enrichissement durable de la population. En attendant, la philanthropie – intéressée – épargne les plus pauvres de la misère.
Ces considérations d’ordre général étant écrites, je me permets ci-dessous de vous informer de ce qui me semble possible d'opérer au Kodeda, au regard de la situation et du temps m’étant alloué.
Il est évident qu’une anthropologie poussée ne sera pas possible dans un délais si court. De la même façon, mon département a beau produire une littérature passionnante sur le colonialisme listonien depuis les accords passés avec l’Empire – à votre demande – celle-ci ne permet pas dans sa forme actuelle une représentation complète des enjeux contemporains.
Néanmoins, fort de ces connaissances et de ma présence sur place, je pense, avec l’aide de l’agent Siirappi et du professeur Eemil vous fournir dans les délais impartis une infographie générale de la structure économique locale. Cela demandera un travail d’investigation poussé et je vous saurai gré de transmettre ma demande aux autorités listoniennes de pouvoir accéder aux archives locales, mais aussi en métropole. Prétextez comme convenu la thèse universitaire sur les flux marchands au XXIème siècle, s’ils ne sont pas trop paranoïaques ils accepteront, d’autant que le projet est chapeauté par le professeur Ricardo Faria de l’université Albigärk 9, cela devrait passer.
Mon groupe chapeautera donc l’aspect économique de nos investigations, j’estime toutefois qu’il serait utile de croiser nos travaux avec l’apport des théories de la professeure Inkeri sur la place du symbolisme en contexte post-colonial. Je doute que la professeure Inkeri se déplacera en personne, néanmoins j’aimerai solliciter la présence d’au moins un membre de son équipe de recherche afin de nous apporter son expertise.
A ce stade, il est bien entendu difficile d’estimer de manière claire les bénéfices à très court termes de notre travail, néanmoins il me paraît évident que le savoir-faire des chercheurs d’Albigärk, couplé à la logistique de la C.A.R.P.E. apportera un avantage crucial à tout projet « intérieur » mené au Kodeda. Si toutefois, comme vous m’en avez informé, les Kah-tanais peinaient encore à saisir les tenants et aboutissants de notre travail, expliquez leurs simplement que mon département fut à l’origine de la campagne stratégique mise en place à Port-Hafen. Le contexte n’est certes pas le même, mais j’aime les défis.
Bien à vous,
Agent Ailahteleva.