Posté le : 30 avr. 2022 à 02:57:38
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Rouler. Rouler des heures durant. Rouler des heures durant sous un Soleil si chaud qu’on en crèverait. À suer sang et os sous ses rayons meurtriers. À perdre la raison, progressivement, entre l’impératif de l’éveil, de la concentration, cette route droite mais traîtresse, chaussée merdique jamais développée par ce putain d’empire cannibale qui n’a jamais vu la région comme un énième trophée qu’on laisse crever là, et le ronronnement constant du moteur du tout-terrain, truc increvable qui a connu à minima trois guerres et deux continents, mais qui continue de servir fidèle comme tout vieux soldat. Rouler est un enfer, rouler est un calvaire, rouler est chiant comme la pluie. Sauf que la pluie, ici, il n’y en a pas – déjà – et on en aurait bien besoin – ensuite. La terre est sèche. Sèche et abandonnée. Il y a des champs mais pas d’irrigation. Pourtant l’eau elle l’a vue. A peine plus haut dans les collines, les Grands Séques comme disent les habitants. Il y a de l’eau. Qui coule de sources discrètes, qui sillonnent entre les pierres dures et tristes, abreuve quelques figuiers, quelques buissons, donnent quelques-uns des fruits que les bergers vendent avec leur lait, leur laine, leur viande lorsqu’ils descendent en ville. Et la ville, où l’on boit l’eau insuffisante d’un puits pourri, creusé des décennies plus tôt pour éviter que les ouvriers-esclaves importants dans un genre de nouvelle traite négrière n’y passent. Tout ce pays pu l’exploitation. Et même pas intelligente, avec ça. La voracité coloniale est un cannibalisme criminel. Violer ce n’est pas faire l’amour. Exploiter ce n’est pas développer. La grande histoire des empires coloniaux avec les colonies se résume à cela. Un grand viol collectif. Une partie de jambe en l’air non-consentie qui ferait vibrer Georges Bataille d’horreur. Un truc incompréhensible. Le mélange d’une virilité toxique toute eurysienne. Débile et stupéfaite par sa propre toute puissance. De la merde dans les sinus et dans les couilles. Toute une population de vieux vicelards dégueulasses – explorateurs, colons, industriels, évangélistes, reporters, artistes en mal d’exotisme – poussés dans un délire régressif et destructeur à la vue d’un continent voluptueux que la force des baïonnettes était en mesure de leur apporter. L’entreprise d’exploitation la plus systématique et destructrice de l’histoire de l’humanité, cette salle colonisation. Et ses résidus, dispersés à travers la planète comme autant de fils bâtards que l’on refuse à la fois d’émanciper et de reconnaître, font peine à voir.
On ne pouvait pas nier qu’il y avait quelque-chose d’intense et de presque sexuel dans l’acte de destruction. Et oui il était évident que ces sociétés folles, atteintes de capitalisme aiguës, à la recherche de nouvelles conquêtes, de ressources, profondément masculines, n’avaient d’autre choix logique – selon leur logiciel – que de fondre sur la proie facile pour l’étriper. Arracher ses habits, brûler sa culture, dessiner sur son corps nu et meurtri, pas-même cicatrisé, des grandes frontières comme les traits au marqueur que le boucher fait pour délimiter les pièces du veau. Et slash. Vlan. Clac. Emballé c’est pesé. Un continent entier essentialisé en quelques mots. Beurs. Nègres. Colonies. Brutes. Caoutchouc. Pétrole. Diamants. Et maintenant ? Mercenaires, sectes, coups d’État. Brutalité. Blablabla. Putain de connards de merde. Même pas foutus de bâtir de vraies route et ça ose la ramener.
Les puissances eurysiennes et leur incompétence porteraient vraiment à rire si l’ensemble de leur œuvre n’était pas si triste. Pour l’ingénieure Aglaya Lilich, tout cela tenait de l’évidence. Sa haine, détestation totale et absolue de l’eurysie, était d’autant plus forte qu’elle avait fait toute sa carrière dans un domaine bien précis, celui de l’aide au développement. En d’autres termes elle était de ces pauvres femmes et hommes que des pays un peu plus conséquents que les empires avaient chargés d’étudier les ruines des colonies, l’état des lieux du monde laissé par la grande période du capitalisme ultra-totalitaire et dominant, et d’envisager avec beaucoup de sérieux et de précision comment réparer le désastre. Elle avait passé sa vie à étudier l’histoire des colonies, des puissances, des mauvaises décisions, conflits futiles et égos hypertrophiés qui justifiaient qu’à ce jour une part importante de la population se battait avec la misère, la faim, la soif, les maladies, l’absence d’infrastructures, ainsi de suite. Il y avait une multitude de causes, de raisons, de solutions, une nébuleuse en constante expansion d’élément à prendre en compte. Mais tout revenait quasi systématiquement à la même source : des puissances régionales avaient été happées par un empire, et l’empire – cette forme masculine et centralisatrice par essence d’autorité, avait fait ce qu’il fait le mieux. C’était comme un pénis – pour Lilich beaucoup de choses étaient très sexuelles. Elle associait énormément pensée économique et frustration corporelle. Pour elle tout venait du corps, tout s’expliquait par le corps. Donc, l’Empire n’était jamais qu’un énorme pénis. Qui avait besoin de croître, de violer, mais ne pouvait pomper le sang nécessaire à son érection que chez ses victimes. Un genre de symbiose paradoxal et ultra violent ou le viol est rendu possible par l’action du viol, et laissait des corps non-seulement choqués, mais aussi – surtout – desséchés.
« Même pas foutus de construire une route. »
Connards. Elle-même avait un nom et des traits eurysiens. Peut-être Nazuméen du nord, à la limite. Elle avait cependant passé sa vie ailleur. Et de toute façon elle ne reprochait pas aux gens leur origine, leur passé, ni même celui de leurs ancêtres. Sa haine contre les empires – eurysiens parce qu’ils l’étaient bien souvent, et encore plus en Afarée – venait de leur action et de ce qu’ils défendaient. Dans un même ordre d’idée, quand on lui disait que les colons avaient tout de même développés, ou éduqués ces barbares, qu’après tout ils étaient sous-développés avant l’arrivée des blancs, qu’on avait tout de même construit des routes, des hôpitaux, elle sortait le neuf coup. Non messieurs, vous avez construit des puits de pétroles et des fosses communes. Dois-je vous expliquer en quoi ce n’était pas à l’avantage des populations locales ou me feriez-vous l’honneur d’exceptionnellement activer les circuits certes crasseux mais nécessairement présents de vos synapses ? Mais si, et avec un peu de chance vous pisserez votre connerie demain. Ça fait si longtemps que le sang n’a pas inondé votre cortex, imaginez un peu ce qui s’y trouve.
La tentation d’inonder leur cortex de sang d’un coup rapide était aussi présente, mais elle était d’un naturel apaisé et non-violent, aimait-elle dire, tout en sachant parfaitement que c’était faux.
Comme elle était arrivée à destination, elle s’arrêta avant de mettre le frein à main et d’attraper le holster qu’elle gardait dans la boîte à gant. Dehors le village était comme dans ses souvenirs, à l’exception qu’on avait remplacé quelques antennes, et que les visages s’y faisaient plus vieux. C’étaient des maisons en brique de terre cuite couvertes d’adobe blanche ou de tuiles de carrelage bleues formant des motifs qu’on pouvait qualifier d’élégants, en y mettant un peu de bonne volonté. Les rues étaient très droites et assez larges pour permettre le passage des gros camions qui à une époque amenaient le personnel et repartaient avec les ressources extraites dans les mines. On devinait les vieux derricks rouillés derrière les toitures, et un drapeau Listonien, totalement déchiré, flottait sur un mat derrière le poste du shérif. Des gosses étaient assis sur les marches.
Dehors, Aglaya fut accueillie par une jeune femme. Elle faisait un peu garçon, surtout à cause de son air de dure et de ses fringues amples de mécano. Elle approchait à grands pas.
– Olá ! Qual é… O modelo?
Elle lui parlait en listonien. En tout état de cause son accent était abominable, mais si elle la prenait pour une colonne, il fallait lui reconnaître du courage. L’ingénieure leva une main et lui répondit en bambara, dont elle savait qu’elle était la langue principale utilisée dans la région.
– C’est une Thunder Spotlight M48 A2. Elle approcha de quelques pas. Mécanicienne ?
L'autre fut si surprise qu’elle ne répondit pas, se contentant d’acquiescer.
– Tu me rappelles quelqu’un. Ton père, il est du coin ?
– Ouais. Je m’appelle Akem Udal, madame.
Udal. Famille importante dans la région. Aglaya jetta un regard à la ronde. Elle identifia quelques curieux, capata le regard du barman dans le Manva, qui acquiesça en la voyant, puis trouva enfin le vieux Udal. Chef local influent. Il avait dû la reconnaître. Elle leva une main à son adresse avant de répondre à l’adolescente.
– Tu diras à Ndifor qu’Aglaya lui passe le bonjour, si tu le croises.
– Aglaya ?
– Pas commun, je sais.
Elle haussa les épaules. Pour la région, peut-être, mais qui était-elle pour en juger.
– Je lui dirai.
Elle semblait un peu méfiante. Sans doute surprise qu’une femme qui n’avait pas l’air de prendre des couleurs soit si à l’aise avec la langue de la région, et en mesure de lui citer le nom d’un cousin. Elle décida de faire un geste.
– Tiens. Les clés de la Thunder. Y’a un souci sur le moteur, et là je viens de me taper dix heures de routes dans le sable, j’ai peur que les suspensions aient pas appréciées. Tu veux bien vérifier ça pour moi ?
Elle lui glissa aussi des billets. L’autre acquiesça et lui donna une adresse en échange, avant de courir jusqu’au véhicule.
– Et fais-moi aussi un plein ! Et, par principe mais sans y apporter trop d’importance. Et interdiction de piquer dans le coffre !
De toute façon la bagnole n’était pas à elle, elle l’avait récupérée sur un officier Listonien. Ce n’est pas exactement comme si elle allait lui manquer. Considérant son affectation, lui-même n’allait pas manquer à grand monde. De toute façon l'Afarée était perçue par les eurysiens comme ce grand foutoir, espèce d'oubliettes historiques où l'on envoyait se perdre des gens. Les colons et leurs gardes-chiourmes étaient déjà comme morts. Un contingent entier de zombi en garnison.
Une fois la petite partie avec son véhicule, l’ingénieure se réfugia enfin dans le Manva. Elle avait fière allure, mais savait pertinemment que rester trop longtemps au soleil, surtout à cette heure, risquait de transformer sa peau relativement bronzée d’expatriée vadrouilleuse en paysage crevassé plus rouge que les marches d’un temple Kah-tanais.
Elle passa la porte – une épaisse bâche de plastique transparent servant surtout à garder la chaleur à l’extérieur, et fut aussitôt soulagée de rencontrer le contact frais de l’ombre et de l’air climatisé. Le Manva était un pur bar d’expatriés, de voyageurs, d’aventuriers. Brefs de types qui parcouraient cette terre sans en être. Pour qui cette poussière sablonneuse orange, sa végétation sèche, ses paysages durs et sa chaleur hostiles demeuraient un mélange infernal, dont les effets étaient aussi délétères pour le corps que pour l’esprit. On devenait rapidement fou à se perdre en enfer. De fait, même si la climatisation coûtait probablement un bras à entretenir et à faire tourner, on ne s’en était jamais séparé. C’était un service pour lequel les clients payaient. Il fallait bien les accommoder un peu. Leur offrir de la fraîcheur.
À cette heure la clientèle n’était très impressionnante. Ce qui devait être le cas à toute heure et, de l’expérience même de l’ingénieure, était déjà pas mal du tout. Il y avait une bande de barbus en treillis en train de joueur aux cartes – mercenaires – une vieille femme avec un sac de voyage et un chapeau de bouvier – prospectrice – quelques types du village, deux soldats listoniens en repos – un blanc et un du cru, les deux étaient à un âge où il aurait été plus productif de commencer des études supérieures – un mec avec des airs un peu ridicules de capitaliste en balade – cheveux blonds plaqués en arrière, lunettes de soleil, une dent en or – revendeur de matériel électronique – qui discutait avec un type qui avait tout l’air d’un nomade hightech, probablement issues des enclaves kah-tanaises. Les deux parlaient en anglais. Aglaya approcha du comptoir. Derrière le serveur se tenait une grande carte du monde. 1985 ou 86, à en croire les frontières, le nom de certains pays, les colonies encore occupées et les vieilles puissances depuis disparues. Un profond sentiment de lassitude envahie Aglaya. Elle était entièrement vouée à la destruction des empires. Mais quand ils s’effondraient ? Quand leurs frontières éclataient comme celle d’une cellule soumise à trop de pression, que leurs tripes se vidaient sur tout un continent, qu’il ne restait rien de leurs institutions, que même le nom entrait dans la légende, puis le mythe, puis l’oublie ? Toujours un pincement au cœur. Elle s’installe au comptoir. Pensive.
– Ce sera quoi ?
– Vous faites encore des cocktails selon les pays ?
– A l’occasion. Ce sera quoi ?
Il la fixait en fronçant les sourcils, comme pour essayer de deviner, comme pour lui demander de ne rien dire. C’était sans doute un jeu, chez lui, alors elle le laissa faire, pivotant un peu sur son siège pour lui présenter son profil, et un sourire un peu moqueur. Une mise au défi. Il faut dire que le barman était plutôt mignon, ça donnait envie de lui donner ud temps. Le genre grand noir au crâne rasé – en observant ses racines on devinait qu’il s’agissait de cacher une calvitie précoce. Quelques cicatrices d’acné ou de violence çà et là, mais des traits bien taillés, agréables, et un air intelligent avec ça. Un animal sensible, sans doute. Le pauvre. Toute la journée à servir des voyageurs sans jamais pouvoir quitter son village, pustule post-industrielle construite pour violer la terre, puis abandonnée comme une victime de meurtre dans un caniveau. Restait des ruines et un traumatisme qui cicatrisait lentement, dans une espèce de solitude de masse.
L’ingénieure était une romantique et une citadine. Elle adorait bouger, visiter le monde. Mais pas en tant que touriste. Elle voulait une visite exhaustive et réelle. Une liste des souffrances et des faits réels de la vie des autres. Quand elle ne voyageait pas, maintenant, elle avait besoin d’une ville. Vaste. Très peuplée. Où l’on peut faire des choses, croiser du monde. Elle voulait qu’on puisse bien vivre jusque dans le plus petit village d’Afarée, mais elle-même ne saurait s’y faire. Un genre d’hypocrisie qu’elle regrettait beaucoup mais contre lequel elle ne pouvait pas faire grand-chose. C’est la vie.
Cependant elle se doutait bien que ça participait à renvoyer une certaine image. Une espèce de grande femme avec des cheveux clairs, chaotiques à souhaits car soumis à la poussière et la sueur, protégés par un genre de turban qui se défaisait déjà. Peau un peu bronzée – elle n’aimait pas ça, la salope, mais était bien obligée à force d’être soumis au soleil – des mains d’intellectuelle, protégées par des gants épais. Un peu précieuse, mais lair sérieuse et professionnelle. Dure. Pas là pour rien, ou par hasard. Elle ne portait pas sur elle les clichés d’un pays particulier. Un peu par cruauté, elle décida de pousser le barman à l’erreur.
– Allez, essayez, au moins.
– Disons… Vogimska ?
– Vogimska ?
– L’accent.
Il eut un pauvre petit rire. Le Vogimska incarnait l’Eurysie de l’est à travers le monde. Elle rit encore un peu, sans le reprendre. Il essayait de se justifier, riant à son tour. Elle ? La réponse lui convenait.
– Pas mal, mais environs douze mille kilomètres trop à l’Est. Elle indiqua la carte du monde accrochée au mur. Ce sera un Izcale.
– Donc, Mezcal, bourbon, citron…
– C’est ça, un Izcale.
– Vous êtes déjà passé ?
Il fronça un sourcil, mais se mit au travail. Elle ne répondit pas, fixant encore la carte accrochée dans son dos. L’autre déposa le cocktail devant elle. Elle l’attrapa pour le vider sans attendre. Acquiesça. Après cette route à la con, ça faisait du bien de boire quelque-chose de pas trop dégueulasse. En plus le Manva était sur la route du trafic économique gris et noir. Les ingrédients étaient donc décents, même le mezcal, importé depuis les communes exclaves du kah, juste à côté. Le serveur récupéra son verre vide.
– Autre-chose, miss ?
– À partir de maintenant je tourne à l’eau. Elle fit un geste discret en direction des deux soldats listoniens. Des réguliers ?
– Pas vraiment.
Il fronça un peu les sourcils et se pencha en avant pour lui parler discrètement sans trop en avoir l’air. Le type avait l’air de savoir ce qu’il faisait. Pas surprenant. Elle continua.
– Tout fout le camp depuis les dernières indépendances, pas vrai ?
– Ils font la gueule, ouais. Ils. Les Listoniens. L’Alguanera qui leur balance des mercenaires et qui tirent dans le tas ? Ça les a foutus à cran. Personne a rien dénoncé, donc ça veut dire que ça peut reprendre à n'importe quel moment.
– Beau merdier. Vous avez une opinion, dans le coin ?
– Pas vraiment.
Il était prudent. Elle décida de ne pas le pousser outre-mesure. Cette petite conversation ne servait d'autre intérêt que de satisfaire sa curiosité personnelle et son besoin de contact humain après un tel trajet. Elle avait déjà toutes les informations dont elle avait besoin, et les avait obtenue sans emmerder les locaux. Se leva de sa chaise et attrapa la bouteille d'eau minérale qu'on venait de poser devant elle. L'ouvrant d'un geste sec pour en avaler une longue, longue gorgée. Après l’alcool, un truc pour réellement se réhydrater . Elle lâcha un « Aaah » audible et satisfait avant de conclure.
– Vous faites encore hôtel ?
– Y'a des chambres à louer.
– Et Mohammed, il bosse encore ici ? Petit, borgne, bricole des antennes, ce genre de chose.
Cette fois il avait compris. Il secoua la tête. Probablement qu'une telle accumulation d'indices ne laissait plus de place au doute. C'était l'idée.
– Vous avez un message à lui faire passer ?
– Un souci avec mon autoradio.
– D’accord. Je vous propose, prenez une chambre chez nous. J’essaie de l’appeler. Il passera peut-être demain matin voir votre auto. Deal ?
– Moi ça me va. Elle fit glisser quelques billets hors de son portefeuille et sur le comptoir, puis s'éloigna en attrapant sa bouteille d’eau et une petite clé métallique que le barman avait posé à côté. Garde la monnaie, va.