Lorsqu’il s’éveilla, Mattias constata qu’il était encore fatigué. Le drap de sa couchette avait glissé sur le sol pendant la nuit et son hublot laissait passer les rayons du soleil qui réchauffaient son torse nu. Il n’avait pas encore pris l’habitude de fermer ses rideaux. Au Pharois et dans les eaux du nord, la lumière était blanche et diffuse et se reflétait généralement sur un vaste ciel de nuages uniformes qui au loin se mêlait aux banquises. En hiver, il n’y avait du jour que quelques heures, et encore n’était-ce pas un éclatant zénith mais plutôt un long et alanguis couché de soleil qui se trainait à l’horizon comme une grosse larve flamboyante et paresseuse.
Mattias avait grandi à Lastenkoti, l’orphelinat perdu dans les glaces, au-delà du cercle polaire. Il y avait appris à naviguer, et tout un tas d’autres choses moins utiles aussi. A dix-sept ans, il était entré comme mousse au service d’un chalutier. Le paysage n’avait pas trop changé, beaucoup de glace à la dérive et pas beaucoup de temps passé à terre. Pendant deux ans il avait gravité dans les eaux blanches de l’océan gelé du nord, de Helmi à Pharot en passant par Merengrad, le port des communistes. C’était une ville étrange, Merengrad, mais construite en partie par des Pharois on y trouvait surtout du béton et de la grisaille. C’était comme ça le communisme, et apparemment la piraterie aussi puisque le Syndikaali n’avait guère l’air plus fantaisiste.
A Pharot, il s’était plutôt bien amusé cependant. Des copains avec qui boire et rigoler, pas mal de conneries qui lui rappelaient la vie en collectivité de Lastenkoti. Malgré tous ses défauts, l’orphelinat laissait généralement un bon souvenir aux pensionnaires : parfaitement bien équipé et encadré par une équipe pédagogique dévouée, planté au milieu de la mer comme une île mystérieuse, l’enfance là-bas avait des airs d’aventure et vous propulsait dans la vie solidement doté d’un esprit de débrouille et d’initiative. Ca avait été le cas pour Mattias. Sinon il ne serait pas devenu marin. Le seul problème avec Lastenkoti, c’était indiscutablement son climat et la faible luminosité qui pouvait faire péter des câbles aux Pharois les plus endurcis. Pour les enfants, ça passait encore, à cet âge on s’habituait vite et les séances régulières de solarium permettait d’éviter les carences en vitamine D. N’empêche que le personnel tournait pas mal et avait tendance à tomber malade.
Mattias était arrivé à Lastenkoti très jeune, tellement jeune qu’il n’en avait plus de souvenirs tangibles et depuis il lui avait semblé que sa vie n’avait été qu’une longue nuit s’étirant dans le temps, entrecoupée de quelques brèches de luminosité lors des faibles étés qu’il attendait chaque année comme on attendait noël. Tout était noir, sombre, nuageux, pâle, fait d’obscurités profondes et de blancheurs éclatantes, et si peu de couleurs…
Pendant ces années, Mattias avait cru que cela lui conviendrait. Lorsqu’il avait été en âge de comprendre que la terre ne se résumait pas à un amas de roche, de pins et de glace décomposée en nuances verdâtres, grisâtres, blanchâtres, que des mots en âtre, que des mots qui inspiraient la boue, le froid, l’infertile et l’austère, quand il avait eu cet âge là en ouvrant des livres d’images, il s’était autoqualifié de silure, ce poisson noir adapte des chasses nocturnes. Un animal à sang froid comme l’océan gelé du nord, solitaire et visqueux. Mattias avait trouvé son compte dans le tableau délavé de son enfance et les deux années passées à naviguer dans le cercle polaire avaient achevé de le convaincre que son environnement naturel était bel et bien l’abysse gelée des mers pharoises.
Puis un jour on lui avait proposé de partir pour l’Althalj. Lotten, une espèce de femme volontaire qui faisait office à la fois de tutrice et de grande sœur et que Lastenkoti avait attaché à Mattias pour l’aider dans ses premiers pas hors de l’orphelinat, lui avait envoyé un sms un peu laconique :
ça te dirait d’aller en afarée ?
mon cousin va chercher des épices en Althalj il cherche des matelots
Mattias avait entendu parler de l’Althalj, quoique indirectement. Pendant sa dernière année à l’orphelinat, les plus petits avaient souscrit à un programme international dans le cadre de leurs cours de géographie qui consistait à se trouver des correspondants hors du Syndikaali et échanger des mots et des cadeaux avec eux.
Les correspondants étaient althaljirs et les petits avaient même eu l’occasion pendant dix jours de visiter ce pays d’Afarée en voyage scolaire. Ils étaient rentrés tout bronzés et souriants. A cette époque, Mattias pensait déjà à l’après et l’Althalj était rapidement sortie de son esprit, remplacée par ses révisions pour l’examen général et quelques pensées impures naturelles à ces âges.
Et voilà que l’Althalj revenait dans sa vie, par la petite porte. Etait-ce ce souvenir dilué qui le poussa à accepter la proposition ? « ok » répondit-il.
Quinze jours plus tard, le navire accostait au Shibh Jazirat Alriyh.
Ce n’était pas exactement l’Althalj, lui avait-on expliqué, mais c’était déjà… tellement…
Il avait semblé à Mattias qu’on lui crevait un voile devant les yeux qui l’aurait empêché de voir le monde dans toute sa force et sa puissance. Tout ici tranchait à vif avec le Syndikaali. Les odeurs, les bruits, le goût des pâtisseries qu’on achetait sur le port et le soleil… ce putain de soleil…
Le premier jour, Mattias s’en était cramé le torse et les épaules si violemment qu’il en avait été malade. Une nuit de fièvre, puis on lui avait filé de la crème. Explorer ce pays lui faisait le même effet qu’une ivresse de printemps, l’impression de découvrir enfin une vitalité cachée après dix-neuf ans de grisaille et de rocaille.
Il en aurait vomi. Cela arriva d'ailleurs, car après le sommeil, seul l'alcool lui permit de supporter le choc. Ses premiers jours en Afarée se conduisirent sous le signe de l'ivresse et de la fièvre.
Tout son corps réclamait du sommeil mais le jeune homme se leva quand même. Il aurait bien le temps de dormir plus tard, sur le pont peut-être, tout à l’heure, ou cette nuit, ou la prochaine. Le soleil se levait sur l’Afarée et il ne voulait pas perdre un instant de jour.
D’un bond rapide, il fut debout. La cabine était étroite mais au moins était-elle individuelle. Il bénéficiait d’un placard tout en longueur où ranger ses vêtements et ses quelques effets, ainsi qu’un lavabo où s’écoulait un mince filet d’eau tiré des réserves d’eau douce – essentiellement de l’eau de pluie – du navire. Mattias en tourna les robinets, la tuyauterie râla un peu avant de cracher. L’eau était fraiche, délicieusement fraiche. C’était quelque chose qu’il n’avait jamais connu avant l’Althalj, ça, de l’eau délicieusement fraiche. Pourtant c’était la même eau qui coulait dans son lavabo au partir du Syndikaali, mais celle-ci était froide pour un temps froid, cela faisait quelque peu ton sur ton. Ici, le froid n’était ni un désagrément, ni un danger. Il venait soulager le corps du poids de l’épaisse chaleur de l’été afaréen, qui vous pesait sur le dos comme un sac. L’eau du robinet soulageait les muscles comme on ferait une pause.
Mattias s’en passa sur le visage, le cou et les épaules pour corriger les sueurs de la nuit. Puis il passa la porte de la cabine et quatre à quatre grimpa sur le pont.
Beaucoup sur le
Rehellinen – c’était le nom du navire du cousin de Lotten – dormaient encore. Un marin à quai n’est pas grand-chose d’autre qu’un touriste et le plupart de l’équipage avait comme lui passé la nuit à boire, chanter et profiter des plaisirs du Shibh Jazirat Alriyh qui en proposait beaucoup. Pendant la journée, le capitaine faisait affaires. Des marchés s’ouvraient à grande vitesse dans cette région du monde et l’ex-colonie listonienne n’avait pas tardé à se changer en plateforme d’échanges et de stockage pour les grands flux du marché international, à commencer par celui de la drogue. Naïvement, Mattias ne s’en était pas douté en embarquant sur le
Rehellinen, mais on n’avait pas tardé à lui expliquer le véritable but du voyage en Afarée, but qu’on n’inscrivait peut-être pas sur la fiche de poste à l’embauche, mais personne n’était dupe. Le Syndikaali prospérait en détournant le regard des activités de ses concitoyens et les opiacés partaient de l’Althalj se déverser sans distinction dans le reste du monde, légalement ou illégalement.
N'empêche que tout restait à faire. Aucun baron pirate n’avait à ce jour revendiqué le monopole de ce commerce lucratif et quand bien même l’un d’eux s’y serait-il essayé qu’assurément quelque coup de malchance aurait conclu sa tentative d’un drame sordide et malheureux. Les Pharois connaissaient le concept d’oligarchie, simplement au Syndikaali les oligarques ne vivaient pas vieux.
Mattias s’en foutait de tout ça. Le capitaine pouvait bien négocier de l’herbe, du caviar ou des tapis althlajirs, ce n’était plus son problème. Ca avait cessé d’être son problème à la seconde où il avait aperçu au loin les côtes de l’Afarée, une plage de sable doré bordé de jungle, bruissante et organique ce qui lui avait immédiatement fait penser à quelque chose de vivant, un vaste animal en feuilles et en branchages qui serait venu s’endormir près de la mer en tapissant le continent.
Sur le pont, une vieille femme sirotait du vin à l’orange dont quelqu’un avait acheté une caisse la veille, et un autre mousse d’un an son cadet lui tournait le dos, accoudé au bastingage en fixant la ville. Instinctivement Mattias suivi son regard.
Par-delà le bord du navire, séparé d’eux de quelques mètres de flotte et de cordage, s’étendait le Shibh Jazirat Alriyh. La ville donnait à voir l’étonnante articulation de rues et de maisons aux formes géométriques, agencées et ordonnées dans le but de gagner de la place dans un style colonial qui rappelait qu’en posant le pied sur ce sol, les colons listoniens avaient d’abord et avant tout cherché la praticité. Cet austère quadrillage était toutefois contrebalancé par le bordel qui animait les rues et ce alors même que le soleil venait à peine de se lever. En fait, comme chaque matin, on montait le marché qui donnait l’impression de déborder de partout tant les stands parvenaient à se glisser dans tous les espaces disponibles si bien que circuler dans la ville nécessitait soi-même de se faufiler sous les draps, slalomer entre les caisses et les sacs, parfois sauter par-dessus un étale au risque d’en envoyer valser les oranges et les poires et de se faire courser par le vendeur.
Mattias l’ignorait, mais la mue du Shibh Jazirat Alriyh était aussi récente que spectaculaire. En un an, tous les liens avec la métropole impériale avaient rompu, coupant net le flot des liquidités nécessaires à maintenir debout l’économie de la province. Puis, les choses s’étaient retournées. Débarrassé des carcans législatifs qui freinaient jusqu’alors son développement, boosté par les investisseurs pharois désireux de se tailler en Afarée une succursale sur-mesure pour leurs marchés noirs et soutenu politiquement par sa voisine althlajir, le Shibh Jazirat Alriyh s’était en quelques mois entièrement dédié au business, devenant un port de services dont le plus précieux d’entre eux était assurément l’opacité des transactions qu’on y menait.
Le trafic d’opiacé, c’était une évidence, attirait une sociologie particulière, surtout lorsque certains des revendeurs assumaient passer la marchandise en contrebande dans des pays où le commerce de celle-ci n’était pas légal. En résultait une grande animation joyeuse, galvanisée par les affaires et les gains pécuniers, mais également teintée de nervosité et de mystères qui vont de pair avec la surabondance des gens de passage, qui n’habitent pas un lieu mais se contentent d’en profiter. La dérive néocoloniale, si tant est qu’il soit juste d’employer ce mot puisque les Pharois n’avaient jamais rien colonisé, se faisait sentir au Shibh Jazirat Alriyh : on venait s’y servir, s’y ressourcer, profiter des plaisirs, des services et des charmes d’un comptoir exotique où quelques écailles vous ouvraient la porte à presque tout et n’importe quoi pourvu que vous vous donniez la peine de demander.
Mattias n’avait pas conscience de cela. Ou du moins, sa conscience n’était pas conscientisée. Comme n’importe quel jeune gens de son âge, passé le choc stendhalien que pouvait provoquer la flamboyante afarée sur un petit Pharois qui n’avait connu du monde que la rocaille et les icebergs, il avait rapidement été séduit par cette ville qui semblait, sous prétexte qu’il avait la peau pâle comme une huitre et quelques sous en poche, s’aplatir à ses pieds et n’avoir d’autre but que de satisfaire le moindre de ses désirs. Ce n’était pas tant le luxe aseptisé des hôtels pour touristes fortunés qu’une effervescence fébrile frappée du sceau de l’asymétrie et qui rappelait en toile de fond que dans les échanges de capitaux provenant du Syndikaali et les services proposés par le Shibh Jazirat Alriyh, il y avait quelque chose d’un rapport de domination économique et donc humaine. Cela vous émoustillait perversement et vous insufflait une énergie de conquérant qu’on ne retrouve guère chez soi. Il faut voyager pour comprendre toute la fascination qu’est capable de susciter le concept d’impérialisme.
- «
Tu es réveillé tôt aujourd’hui. » dit la vieille femme qui sirote le vin d’orange.
Elle a un sourire dans les yeux, mais ses lèvres déjà retournent à la sussion des bords du verre où collent des traces du liquide sucré.
Elle s’appelle Suomi, c’est la doyenne de l’équipage et – Mattias l’a appris très tard – elle est la mère du capitaine. Ce grand gaillard barbu qui beugle les ordres et se vante d’avoir conclu « des affaires qui feraient pâlir de jalousie le Capitaine Eero », celui-là a emporté sa mère à fond de cale pour repasser ses chemises.
Des chemises, plus personne n’en porte maintenant, il fait trop chaud pour ça et la pâleur des peaux pharoises réclament de pouvoir se gaver de soleil comme des mortes de faim, privées de lumière trop longtemps durant. Même les femmes du groupe vont poitrine nue désormais, au-delà des températures, la proximité de l’Althlaj infuse des parfums d’émancipation.
- «
Oui. » répond Mattias.
Arthurii, l’autre mousse, s’est tourné vers lui, lui adresse un regard torve. Les deux garçons s’entendent mal sans que cela n’aille jusqu’à la détestation. Mattias a pris la place d’un ami d’Arthurii, sur le navire, de ce qu’il a compris. De ce qu’il a compris l’ami en question était un sacré branleur, aussi, doublé d’un idiot. La décision de le virer a été saluée par tout le monde et faute de pouvoir s’y opposer, Arthurii se contente d’en vouloir à Mattias. Qu’à-cela-ne-tienne, l’autre a le cuir solide et surtout, surtout, pas de temps à perdre pour des conneries pareil.
De l’autre côté de l’eau, les bruits de la ville lui parviennent comme un chant de sirène, l’envoûtent et l’appellent, lui susurre à l’oreille des images fantastiques.
- «
Tu vas peut-être manger un morceau avant de filer ? » lui demande la vieille.
Il hoche la tête et vient s’asseoir à ses côtés. Sur une caisse, une tasse de thé fumant et deux longues tranches de pain sur lesquelles reposent d’aussi longues tranches de poisson gras. On a saupoudré du gros sel dessus. Petit déjeuner pharois, Mattias aurait préféré des oranges.
- «
Eh, tu m’as pris pour ta boniche ? C’est à moi ça, va-t’en chercher les tiennes ! »
Il s’engouffre dans le ventre du bateau à regret. L’air ici est chaud et beaucoup plus moite, saturé d’humidité et de vieilles odeurs de machinerie, de sueur et de bouffe. Quand on dort dedans on ne s’en rend pas compte, bien sûr, mais maintenant qu’il a goûté aux parfums épicés du dehors l’atmosphère à l’intérieur devient difficilement supportable. Tout dans ces entrailles et cette vie de labeur lui parait odieusement vulgaire. Heureusement, l’espace dans le navire est assez limité, afin de garder de la place pour les marchandises. Les portes des cabines succèdent à celle de la salle à manger, un sol en lino bleu marine et des parois couleur peinture écaillée. Au milieu de la pièce, une table en fer soudée au sol pour éviter de voler en cas de tempête et dans le fond, des rangées de placard et des plaques de cuisson.
Allongé dans un coin, un type dort. Il a probablement dû voulu manger quelque chose pendant la nuit et, ivre mort, n’a pas trouvé le courage de retourner à sa cabine. Mattias ouvre le placard du petit-déjeuner, dedans du pain frais et des conserves de poisson. L’une est ouverte, certainement celle de Suomi, il plonge la main tout entière dedans pour en extirper le filet gluant qu’il abat sur une tartine. Lorsqu’il émerge à nouveau, celle-ci a presque fini d’être engloutie.
- «
C’est boooon… ? » demande la vieille de son ton trainant et mâtiné d’accent liquide de la côte nord.
- «
J’y vais Suomi, passe une bonne journée ! »
Elle ne répond rien, le regard vissé sur le fond de son verre où un fond de liquide orange remue légèrement au gré des vagues qui soulèvent le navire.
A quai, il suffit d’un bond par-dessus le bastingage pour atterrir sur la terre ferme. Remonter sans échelle est plus complexe mais à l’aide du cordage on s’y hisse aisément. Poser le pied sur un sol stable après une nuit à tanguer est toujours comme une sorte de révélation. La redécouverte très animale de la capacité de l’homme à courir sans risquer de se casser la gueule. C’est en prédateur que Mattias s’engouffre dans la ville.