Suite de ce poste.C’est inconcevable. Je manque de mots pour l’exprimer. Et ce qu’ils font… Il faudrait les enfermer, les enfermer tous : je ne trouve pas d’autre mot pour exprimer mon dégoût.
- Notes personnelles de la citoyenne Iccauthli à propos de la manifestation d’Alcyonnenne.
La masse immense s’étendait à travers toute la cité Jardin. La Place 1816, noircie d’une foule si épaisse qu’elle en dépassait sur les rues adjacentes. Tous étaient venus ici, dans un de ces rares moment où les citoyens du Grand Kah oubliaient jusqu’à leur éducation, jusqu’à leur être profond, et renonçaient l’espace d’un instant à leur âme, à leur statut de citoyen actif pour celui d’une foule. D’une masse au sens grotesque qu’emploient les fascistes cyniques et les théoriciens de l’avant-garde communiste. Cette glaise de chair qui attend les ordres, attentive à la moindre vibration de l’air.
Pour l’heure c’est elle qui vibre, la masse. Elle est composée de tout profil,et on devine bien qu’il ne s’agit pas des défilés ordonnés des clubs politiques, ou des évènements spontanés qui accompagnent les cessions communales ou les grands faits et actes de l’actualité. C’est à la fois bien plus sauvage, incontrôlable, et plus délibéré encore que les démonstrations de force du peuple auto-organisé. La ville avait répondu à l’appel d’un homme seul. Dangereux phénomène. Elle s’était amassée dans sa multitude effroyable. La foule ne faisait jamais peur à un kah-tanais, mais la masse le terrifiait. Alors oui : effroyable. Effroyable. Effroyable. Trois fois effroyables, pour faire l’une de ces répétitions qu’avait tant magnifié le fautif en son temps.
C’était l’un de ces hommes immense. Un mythe incarné, demi-dieu fait viande. Sa masse fragile d’os et de peau était de celle dont les traits étaient familiers à une vaste quantité d’individus. On aurait aucun mal à le reconnaître. Même sans ça, son style était de ceux qu’on ose qualifier de caractéristique. L’homme s’adressait rarement à la foule, et plus rarement encore à la masse qu’il avait convoquée presque par accident. Tout cela, en fait, tenait sans doute bien de l’accident historique. De l’erreur cosmique. L’avenir dirait seulement si la tentative commencée dans l’erreur pourrait amener à un succès, ou s’éteindrait dans le silence rendu nécessaire par sa condition première.
Ribambelle d’espoir. Sang. Un homme joue des coudes à travers la foule, la traversant vers la grande statue équestre qui se trouve au centre de la place. Elle date de la révolution. Représente, ironiquement, le général qui allait tenter d’y mettre un terme, de bâtir son empire. Les habitants d’Heon-Kuang avaient aussitôt réagis en déclarant leur fidélité à la démocratie, et la statue avait été gardé. A la chute du premier empire, on avait coupé sa tête, et laissé l’officier de pierre, sur sa monture, saluer une foule hostile à laquelle on avait soustrait le spectacle de ses traits vaniteux.
Le Grand Kah raffolait de ces cicatrices historiques. Leur simple présence générait une énergie politique folle, rendue magnétique par la situation toute particulière. D’une part la présence de l’homme qui changeait les foules en masse, de l’autre l’effervescence des élections qui avait justifié sa prise de parole.
L’Homme jouant des coudes arrive face à la statue et grimpe dessus. Il porte un sac qu’il ouvre pour révéler des guirlandes rouges, qu’il commence à placer sur la statue. Une jeune fille, à côté de lui, tag le socle, recouvrant les mots laissés par ses prédécesseurs (un «Qui a trahi trahira» rouge sang et un chat) par un avion. Un alcyon.
La masse s’intéressa vaguement à la statue et à ceux qui s’en prenaient à elle, puis son attention se reporta vers la chambre communale, cet ancien hôtel particulier dont on avait pas trop su quoi faire et qui, depuis, servait à toutes les occasions.
Derrière les baies vitrées de son balcon, se trouvait l’homme.
Andrean Gabriel d’Alcyon n’était pas du genre à se vanter, mais en la matière il avait comme une nette impression d’être une créature formidable, qui avait tendance à s’accentuer à la faveur de ses succès, de plus en plus nombreux à mesure que son âge se faisait lui-même de plus en plus avancée et que les années écoulées amassaient dans leur sillage sénile les exploits, succès et réussite.
L’homme était un nom, et par là il faut bien comprendre, l’un de ceux que l’on se devait de retenir. L’un des plus grands auteurs de son pays – ils étaient trois à se disputer sa paternité – un artiste, un poète illustre et, plus important encore, un visionnaire. L’un des plus grands de sa génération, et dont le génie tout particulier avait refusé de s’étioler avec l’âge. Son succès n’était pas une de ces vieilles réputations qui vieillissait comme des vieilles médailles d’officier, mais un fait vivant, qui continuait sa croissance et refuserait peut-être de mourir avec lui.
Vérifiant le col de son grand uniforme bleu d’officier, il émergea sur le balcon dont il attrapa à deux mains la balustrade, humant l’air, levant le nez. Son rapport à la foule n’était pas un rapport visuel. De tout les sens qu’il employait pour en saisir les nuances et les aspects, la vue était peut-être le moins utile. On voyait très mal, dans ces conditions. L’instinct, cette énergie électrique que l’on ressentait sans être capable de la définir, était plus utile. Lui mentait rarement, surtout quand il s’agissait de s’adresser à l’être humain privé de son individualité. D’Alcyon le savait pertinemment.
Né en 1945, il avait passé les cinquante premières années de sa vie à s’ériger en monument de l’écriture, cherchant plus précisément à devenir le plus grand auteur kah-tanais et à placer le Paltoterra sur les cartes de la littérature. Il y était arrivé avec une apparente facilité qui le faisait passer, dans ces jeunes années, pour un talentueux impertinent, et maintenant qu’il vieillissait, pour un authentique mythe. Romancier spirituel et mystique, poète populaire, son style vorace avait fait des émules et caractérisé toute une génération d’auteurs essayant de se placer dans le village difficile de son romantisme holocauste, sombre et sanguinaire, où se mêlait fascination pour les héros, allégresse violente et aérienne d’un oiseau de proie, appel aux forces de la nature ou de l’Histoire avec un grand H. L’homme ne s’était jamais considéré pour politique et c’était peut-être pour le mieux en ça que sa façon d’exister était comme un contraste insultant avec la culture du Grand Kah.
Il avait, par son comportement, réussi à rendre scandaleuses sa vie d’amant insatiable, dans une culture où le sexe était une chose libre et acceptée. Il avait cette prestance des immenses dandys du siècle dernier, cet appétit immense de tout, et cette aura magnétique qui arrivait à camoufler ses inconstances et son caractère obtus sous le voile d’un génie qu’il convient de ne pas froisser. Il avait mangé à tous les râteliers, invité par tant et tant d’hommes d’État, d’auteurs, avait transmuté la matière morte de son pays et saisi à pleines mains les contradictions de son matérialisme révolutionnaire et de sa culture mystique. Il avait créé cet art qui n’était ni réaliste, ni fantastique, cette mystique silencieuse des choses, où la nature plus tonitruante que jamais, où la souffrance plus immense, la tragédie plus grande, l’allégresse plus immense, et où l’être coexiste avec les formes superbes que prenaient les angoisses du monde. Ce fantastique paltoterran, dont il avait la paternité, était maintenant l’un de ces styles importants et populaires, et lui, son maître, était l’un des derniers grands érudits, des derniers auteurs à la foi populaire et important. Cette espèce d’anomalie, venue d’un autre âge, dont on parlerait dans plusieurs siècles comme d’une créature de son temps, mais hors du temps. L’enfant d’un autre siècle.
Le regard de Andrean Gabriel d’Alcyon parcouru encore la foule, puis il leva les mains et lui fit signe, comme s’il ne la voyait pas. La chose était éminemment politique. Ces meetings il les tenait régulièrement depuis toute la débâcle d’Alguanera. Il avait des choses à dire à exprimer en mots. Il aimait s’adresser à la masse directement. Pour les médiocres et les vieilleries des Commités c’était plus clair, plus tangible que les notes, éditoriaux, pamphlets qu’il écrivait sinon. Leur style tendait à éclipser leur acidité réelle, et on le félicitait trop de ce qui se voulait insultant. En se comportant en César il avait le privilège de froisser, si bien qu’on ne le félicitait plus de ses tournures pour enfin répondre à la provocation.
En fait ça avait commencé sur un coup de tête. Quand il s’était embarqué dans l’armée des volontaires partants pour la Damanie, où il avait tué et fait tuer. Aussi doué en soldat qu’en poète, il était devenu un de ces véritables héros de guerre. Puis avait renouvelé l’exploit à Kotios. Là il avait boudé la révolution, passé la guerre. Il la trouvait ennuyeuse. La ville de Kotios ne lui offrait pas ce qu’il attendait d’une telle cité holocauste, sacrifice. Elle ne représentait pas la nouveauté tant recherchée, et à vrai dire, son fonctionnement même, dans sa culture, dans son factionnalisme, dans sa mondanité, ne justifiait pas tous les espoirs qu’on y plaçait, et tout le sang qu’on avait fait couler en son nom. De révolution en révolution, il allait de déception en déception. Sentiment affreux de voir qu’en toutes ces années il n’avait pas encore observé un mouvement de révolution réelle, réfutant jusqu’au réel. Il s’était brièvement rapproché des « Futuristes », mais pour Kotios au moins, n’éprouvait pas d’intérêt en la chose révolutionnaire. De toute façon la place d’orateur exalté était déjà occupée par cette femme, piètre oratrice, piètre héroïne, vision éculée de la révolte. Meredith. Vieillerie. Ordure.
Maintenant c’étaient ces mêmes futuristes, ces mêmes réseaux, qui organisaient ses meetings, réunions populaires en plein air, et permettaient à sa parole d’exister au sein d’un réseau construit. Ils avaient donné un aspect tangible à toutes ces éructations mystiques, et pour ça ils pensaient probablement qu’il leur en serait redevable, et accepterait de représenter leur club lors des élections, pour enfin le faire entrer à la convention. Factionnalisme stupide. Il s’en moquait bien. Il s’en foutait bien. Il n’en avait rien à faire. Les futuristes l’aidaient car c’était la chose à faire, et ils ne recevraient rien en échange. Ses vrais compagnons d’armes étaient des guerriers, des combattants rencontrés en Damanie, dans les rues ensanglantées de Kotios; des jeunes gens qui ne se contentaient pas de prêcher l’avenir par des mots – si bien trouvés fussent-ils – mais dans des actes concrets. Au balcon, il commença à parler, et ce fut ce qu’il dit. Célébrant la grandeur des soldats, de l’action concrète, célébrant avec vigueur le combat révolutionnaire et la nécessité d’offrir une nouvelle jeunesse au monde. Il s’agitait d’un ton extatique lorsqu’il parla brièvement de tout les espoirs que représentaient les années à venir, les secondes s’écoulant, les pulsations de chaque cœur dans chaque poitrine. Tout le monde le sentait venir. Le vieil homme, l’immortel vieillard, allait se porter candidat au Commité de Volonté Public. Sinon quoi d’autre ?
Sa parole s’éclipsa derrière la majesté de deux vétérans, dans leurs vareuses couleur highlands. Ils portaient un drapeau de division que l’on avait repris à l’ennemi fasciste. Déchiré de part en part, une large tache de sang rouge s’y dessinait, invisible sur le fond du drapeau mais apparaissant plus clairement là où le sang séché chevauchait des motifs plus pâles. Les vétérans l’accrochèrent à la balustrade du balcon. Derrière eux, d’Alcyon croisait les bras, levait solennellement le menton. Vois, vois la relique sacrée de nos luttes. Vois comme ce fut douloureux, et quelle puissance sacrée construit l’avenir ! Puis il se saisit du drapeau pour l’embrasser et le jeter au vent. Ses mains gantées se crispèrent sur la balustrade et sa voix se fit plus puissante. Avec elle, la foule approchait de l’orgasme métaphorique. Tout dans le ton cérémoniel et dans la voix du poète indiquait que le moment clé du discours approchait. On sentait l’excitation d’un grand changement. Une grande nouveauté. Quelque-chose qui allait être immense pour l’Union toute entière.
Ce fut le moment où, selon les analystes internationaux tout dérapa. Pour les autres, communistes, fascistes, démocrates, révolutionnaires, étudiants, lettrés, aventuriers, industriels charmés par la personnalité mondaine ou richissimes amusés par les cabotinages de l’aventurier, ce fut plus comme le retournement final d’un pièce à intrigue. Le passage inattendu, qui prend par surprise et offre une nouvelle perspective sur l’ensemble.
L’homme parla de la Listonie.
Il y avait quantité immense de choses à dire sur la question. L’Empire même était de ces vieilles structures, que l’on avait cru morte ou au moins amorphe, qui s’était réveillée, qui hantait les vieux couloirs de son Etat déliquescent et de ses colonies faméliques et pleines de vengeance. C’était le vieux monde fait corps, dans une parodie de la grandeur que les naïfs prêtaient aux monarchies. C’était cette espèce de crapule, de canaille de pays qui s’attachait à détruire pour prouver son existence. Cet être vampirique ou peut-être cannibale, qui dévorait ses semblables par compulsion, condamné à ne jamais pouvoir en digérer la chair. Le vieil empire était une immonde saloperie qui finirait, tôt ou tard, par y passer. C’était ainsi, c’était comme ça. Mais le peuple n’allait pas disparaître pour autant, et la disparition de l’État signifiait qu’il faudrait le remplacer par d’autres organisations. Ou ça, ou le chaos. Le chaos qui pouvait être fatal dans les colonies, incapables de survivre seules, surpeuplées, désastre attendant son heure, visant l’horizon, la bave aux lèvres. La possibilité de se changer en fosse commune, enfin. Pour le poète, c’était autant de Kotios à saisir. Autant de villes-holocaustes, et il avait un projet.
Il passait pour un mécène, utilisant sa providentielle popularité pour assister de toutes les façons possibles les hommes et femmes qui menaient la coûteuse mission humanitaire kah-tanaise, visant à s’assurer que les millions d’habitants coincés dans les villes nazuméennes de l’empire colonial listoniens ne se transforment pas en millions de cadavres. Le chaos, c’était ce qu’il restait de ces villes mourantes, maintenues en vie par le support vital que représentaient deux navires hôpitaux et des centaines de volontaires. On avait même établi un plan de contingence : si la situation l’exigeait absolument, et par ça il fallait bien comprendre que c’était une question de nécessité morale, éthique, alors les colonies listoniennes devraient être, d’une façon ou d’une autre, soustraite à l’Empire et intégrée à une administration humanitaire sous tutelle kah-tanaise visant en premier lieu à les stabiliser. Macao serait le centre de cette nation ad-hoc, un genre de mandat humanitaire total, constitué de villes légataires, grandes brûlées incapables de se défendre, qui se laisseraient gentiment dominer par leurs nouveaux maîtres.
Ce n’était pas exactement ainsi qu’on avait exprimé ou même pensé le projet du côté de l’Union, où se mêlaient intérêts stratégique et considérations humanistes sincères, mais pour d’Alcyon c’était tout comme. Quatre colonies Listoniennes au Nazum. C’était autant de cités holocauste. Autant d’occasions de montrer au monde, enfin, ce que devait être une révolution. Il salivait presque à cette vue. L’avenir à portée de main. Mais ne pouvant l’indiquer de la sorte, il traduisit sa pensée en des mots poétiques et magnifiques que les kah-tanais – et la communauté internationale – purent interpréter de façon favorable. Lui, le grand poète, l’immense auteur, le combattant de la liberté sans idéologie, drapé dans sa superbe, qui était tout à la fois et rayonnait comme un soleil, désirait être élu à la tête de la commission humanitaire devant s’occuper des colonies listoniennes dans la région. Lui, en vertu de son immense fortune personnelle, de sa notoriété mondiale, de sa finesse d’esprit et du droit du plus fort, le serait. Lui, enfin, éviterait le désastre et assurerait la bonne tenue du mandat international sur ces colonies.
Lui, enfin, ferait le nécessaire pour assurer qu’un nouveau soleil se lève sur ces provinces.