C’est dans un silence recueilli que les nouveaux députés de l’Assemblée Populaire, et ceux qui avaient échappé à la tuerie, pénétrèrent dans l’amphithéâtre des martyrs – anciennement amphithéâtre Antoine Lucrèce – qui devait servir de bâtiment provisoire pour la reprise de la démocratie. Les derniers jours avaient été parfaitement chaotique et tant que la question des putschistes n’aurait pas été réglée il avait été jugé plus sage de suspendre les séances, laissant implicitement quartiers libres aux militaires pour régler la crise. Une solution qui n’avait pas fait que des heureux, les plus démocrates jugeant parfaitement scandaleux de déposer ainsi leur démocratie naissante au moment où justement elle se trouvait le plus en danger, mais la capture d’un certain nombre de députés de la majorité avait fait prétexter aux autres qu’on ne délibérait pas le fusil sous la gorge. Finalement cela avait été un peu la solution de facilité, mais au moins Kotios retrouvait-elle un peu de son calme, au prix d’une plaie béante et fumante ouverte dans son cœur historique.
La purge des députés du Nouvel Ordre et du Parti du Peuple, arrêtés ou tués lors de la guerre, avait laissé un grand vide dans les rangs de l’Assemblée et aucune élection n’ayant pu se tenir, on avait rempli à la proportionnelle des anciens sièges. Ne restait donc plus beaucoup de partis politiques à siéger, seuls les plus loyaux à vrai dire. A nouveau majoritaire, le Parti de la Libération, le plus durement touché par le putsch et qui y avait perdu un grand nombre d’élus, comptait bien capitaliser sur le drame pour se refaire une santé démocratique et imposer définitivement ses vues. Kotios devait se doter d’institutions fiables et pérennes et définitivement se purger de tous ses éléments séditieux ou contre-révolutionnaires.
Les habits du pouvoir sont encombrants et lourds à porter, même dans une commune anarchiste l’apparat continue de rassurer et d’affirmer l’autorité. Pour cette première séance depuis la fin du putsch, les mots ont été savamment choisi, ainsi que celui qui devra les porter. Figure de la première révolution kotioïte,
Marius ex-francisquien, avait été le principal meneur de la révolte et avait en personne appelé à l’insurrection lors du retrait de l’armée impériale de la ville. Un homme populaire quoique resté en retrait des feux de la politique jusque-là, préférant travailler aux côtés de ses anciens collègues et camarades : les dockers de Kotios, où il se sentait plus utile à gérer les approvisionnements de la ville, les arrivés et départs des habitants et l’enregistrement des immigrés venu du monde entier et souhaitant devenir citoyens.
MariusSur la plupart des autres élus du Parti de la Libération, Marius avait l’avantage d’être une figure non-entachée mais surtout il connaissait la vraie nature de la révolution et de ses financeurs. Il savait sur quel équilibre précaire et criminel reposait les fondements du projet utopique de leur démocratie directe, que ceux qui hier avaient parié sur la ville entendaient demain recevoir les bénéfices de leurs investissements. Des bénéfices qui ne souffraient pas de retard de paiement.
Est-ce que cela remettait en question ses idées ? Forcément. La belle révolution avait quelque chose de pourrie à l’intérieur, comme un fruit vérolé dont on ne sentirait l’amertume doucereuse qu’on croquant dedans à pleines dents. Derrière l’idéologie, il y avait de l’économie, il aurait dû s’en rappeler, et Kotios était la plaque tournante d’un business qui n’en finirait pas de rapporter de plus en plus, pourvu qu’on y pourvoie. C’était sa mission : faire tenir l’anarchisme sur ses épaules, en endossant le secret de ses fondations. Quelqu’un d’autre que lui aurait sans doute abandonné ce jeu malsain immédiatement, dégouté par la politique et ses rouages crasseux. Il y avait d’ailleurs songé un moment et cela avait certainement motivé sa décision de ne pas s’engager immédiatement en tant que député. Ca et le fait qu’il ne se sentait pas très à l’aise au milieu des avocats et autres citoyens éduqués de Kotios qui avaient rapidement trusté les bancs de l’Assemblée.
Finalement, peut-être que ces hésitations lui avaient sauvé la vie, au bout du compte. En tout cas, Marius avait eu le temps de réfléchir à tout cela et en été arrivé à la conclusion suivante : Kotios était peut-être bien vérolée, mais elle était inspirante. Inspirante pour tous les démocrates du monde, les opprimés qui y verraient un espoir de libération même face aux régimes les plus tyranniques. Alors tant pis sur la réalité ne correspondait pas à la vision pure et honnête qu’il s’était fait de la révolution, le monde était ainsi de toute façon, il fallait faire avec, et faire au mieux.
Au milieu du silence de ses collègues, Marius s’avança jusqu’à l’estrade. Sobrement s’y trouvaient un pupitre et un micro qui avaient dû servir à donner des cours magistraux à une époque. Marius l’approcha de sa bouche et pris le temps de fixer le regard de quelques-uns des députés en contre-bas.
- «
Mesdames, messieurs, chers collègues... »
Quelqu’un toussa. A part le vrombissement des ventilateurs et le grésillement d’une caméra défectueuse et lointaine, braquée quelque part sur lui, aucun bruit.
- «
Prenons un instant pour honorer la mémoire de ceux qui sont morts, je vous demandera une minute de silence. »
Il baissa le regard, on fit de même et on attendit.
Quand Marius jugea qu’une minute devait être terminée, il redressa la tête et avec lui le reste des députés.
- «
Une pensée pour les morts, à présent une pensée pour les vivants et pour tous ceux qui, adversaires politiques, sont pourtant restés unis face à l’adversité et ont fait ensemble le choix de la démocratie plutôt que celui de la tyrannie, le choix de la loi plutôt que celui du chaos, le choix de la Commune plutôt que celui de la dictature, le choix de Kotios et de ses habitants. »
Il marqua une pause, laissa aller son regard sur l’Assemblée.
- «
Je remercie ainsi nos amis qui ont su faire front dans les heures les plus graves de notre histoire, quelle que soit leur obédience politique et idéologique, quand nous ne savions pas encore quelle serait l’issue du conflit, quand les francisquiens étaient à nos portes et les fascistes dans nos murs, merci à vous. »
Il y eut des applaudissement vifs.
- «
Merci également aux députés du Parti de la Libération que j’ai l’honneur de présider aujourd’hui ainsi qu’à ceux du Club du Salut Public de Kotios, de l'Union des Travailleurs de Kotios, du Rassemblement des Patriotes Démocrates et du Parti Communiste Libertaire dont des amis, des collègues, des camarades, parfois des proches, ont été lâchement assassinés et sont morts au nom de la liberté, pour avoir défendu la Commune au prix du sang, merci. »
De nouveaux applaudissements.
- «
Il nous faut à présent reconstruire, chers amis. Tout est à faire et dans son effervescence révolutionnaire, Kotios a démontré ses difficultés, au nom de la démocratie, à réagir promptement. L’Ennemi en a profité, honte à lui et honte à nous de ne pas avoir su réagir assez tôt. Autrement dit, la puissance de notre ville, ses travailleurs, ses forces vives, n’ont pas su trouver les institutions adéquates pour s’exprimer et se protéger elles-mêmes. Désorganisées, atomisées, elles ont été écrasées par un pouvoir fascisant et autoritaire. Si les institutions libèrent, le pouvoir oppresse. Les institutions sont les piliers de la société quand le pouvoir est maudit et la ronge. Ne confondons pas les deux. Les institutions c’est la puissance incarnée de la multitude, le pouvoir c’est la chape de plomb de quelques-uns. Notre travail aujourd’hui sera donc de nous protéger sans nous compromettre, de donner à cette ville les outils de sa propre survivance ! »
A nouveau des applaudissements.
- «
Mon Parti sera force de propositions mais le temps n’est pas encore venu de la politique, profitons encore un peu de l’union sacrée pour réaffirmer nos valeurs et notre destin : celui de bâtir un havre pour tous, où l’individualité de chacun pourra s’exprimer à l’aide de tous, un pays d’opportunités et de progrès, de tolérance et de paix ! Un sanctuaire pour les opprimés du monde, un foyer pour les déracinés, un banquet pour les affamés, une maison pour les sans-abris, une main secourable pour les abandonnés ! Voila ce que sera Kotios libérée des intérêts égoïstes de quelques-uns et investi de la puissance de tous, rien ne nous est impossible ! »
Des hourras s’élèvent au sein des députés de la Libération, bien plus nombreux.
- «
Notre première tâche sera de donner à ce pays une constitution et des institutions. Pour cela nous réaliserons une élection constituante dans les prochains jours. L’Assemblée qui en résultera aura pour mission de donner à Kotios des institutions pérennes respectant l’Etat de droit et la séparation des pouvoirs. D’ici là, le pouvoir exécutif reste entre les mains des juges de Kotios, la Fraternité des mers du Nord qui a une seconde fois libéré notre pays fera office d’armée et de police jusqu’à la constituante. Nous restons encore en état de siège, nos ennemis n’ont pas disparu, alors que nous travaillons à nous renforcer, travaillons à les affaiblir et abattons définitivement l’hydre fachistes qui a osé grandir en nos murailles ! Vive la Commune ! Vive Kotios ! »
Des hourras de nouveau, quoique certains se taisent. La réalité politique de la Commune n’autorise guère à s’opposer ici et maintenant aux déclarations de Marius alors que la ville sort à peine du conflit et que pas moins de trois forces armées professionnelles en tiennent les lieux stratégiques. N’empêche, malgré les bons sentiments et la perspective rassurante de savoir la Commune bientôt dotée d’un système politique stable, les prochains jours s’annoncent compliqués si le pouvoir est remis aux juges et aux anarchistes. La purge redoutée semble officiellement pouvoir commencer.
Une élection visera prochainement à établir une Assemblée Constituante afin de doter Kotios d'institutions stables et pérennes, d'une séparation claire des pouvoirs et d'une démocratie au service du peuple, par le peuple et pour le peuple.
D'ici là, afin d'éliminer définitivement l'Ennemi dans nos murs, les juges du Tribunal Révolutionnaire et les membres de la Fraternité des mers du Nord ont des pouvoirs étendus afin de traquer et mener le procès des éléments séditieux et contre-révolutionnaires encore présents au sein de la Commune en vertu de ses lois anti-nationalisme et antifascistes mais également au nom de la défense de ses valeurs face à ceux qui auraient prétention à les abattre ou chercheraient à pactiser avec le pouvoir francisquien.