Alors qu’il souhaitait bonne chance au reste des camarades et leur rappelait la réunion planifiée à 14h, le jeune ministre rentra dans on bureau, une pièce sans chichis mais bien éclairée et sécurisée par le meilleur de la technologie du Syndikaali qui – lui avait-on dit – se défendait plutôt bien sur ces questions-là. Alors qu’il avait prévu de s’accorder un moment de détente et reprendre ses esprits en écoutant un peu de musique sans personne pour l’emmerder, il fut assez surpris et contrarié de trouver le bureau déjà occupé par une figure bien connue : le bedonnant et sympathique capitaine Mainio, ministre des Intérêts internationaux du pays.
- « Capitaine ? Je pensais que cette pièce était censée être secret défense ? »
- « Elle l’est rassurez-vous ! » répondit l’autre d’un ton enjoué, sans intention manifeste de développer ce point pourtant crucial. « Accepteriez vous de partager un verre avec moi ? »
Sakari fut un instant tenté de lui dire de dégager, qu’il avait beaucoup de travail et que pénétrer ici sans son autorisation était sans doute passible de plusieurs délits pénaux mais outre que Mainio ne lui semblait pas hostile, il fallait bien reconnaitre que Sakari avait besoin de conseils. Haussant les épaules de mauvais grès, il alla s’affaler dans un canapé et attendit que le vieux bonhomme les serve, ce que celui-ci fit sans se formaliser.
- « Laissez-moi deviner ? Vous êtes venu m’apporter les sages conseils du Parti du Progrès ? Un parti de gouvernement, sérieux, responsable et toutes ces conneries ? C’est nous qui avons gagné les élections je vous ferai dire et... »
- « Oh rassurez-vous loin de moi l’idée de vous dénier cette victoire et je ne suis pas non plus ici au nom du parti. J’aime bien le Parti du Progrès, bien sûr, beaucoup de gens sympathiques, beaucoup de petites putes aussi disons-le mais ma femme me dit souvent « tu sais, c’est un véritable panier de crabe cette organisation » et dieu qu’elle a raison, sainte femme, mais il faut bien une étiquette de nos jours, les gens ne jurent que par cela et puis ils ont une équipe de communication très efficace. »
Mainio avait le don de noyer ses interlocuteurs sous tout un tas d’informations parfois très superflus. Sakari grogna et se passa une main sur le front tandis que l’autre déposait devant eux deux verres d’un alcool de radis.
- « Pitié venez-en au fait, j’ai l’impression de n’avoir pas dormi depuis trois jours... »
- « Bien bien, je ne vous torture pas plus. Sur un point vous avez vu juste, je suis venu vous apporter quelques conseils, en toute amicalité et en toute officieusité, si cela se dit ainsi. »
Il avait levé son verre au niveau de son nez d’un air amusé.
- « Tchin tchin ! »
Sakari ne se donna pas la peine de répondre, avalant une gorgée du liquide qui lui dévora la gorge de l’intérieur. Se retenant de tousser à cause de la chaleur, il reposa le verre sur la table basse entre-eux et fixa Mainio dans les yeux avec l’intention de ne pas le lâcher jusqu’à ce que ce-dernier lui ait enfin dit la raison réelle de sa présence ici. Mainio était un homme compliqué et personne n’ignorait au gouvernement qu’il avait été pirate dans le temps, comme d’autres d’ailleurs, Kaapo, Irja, Perti, tous avaient un peu bourlingué aux frontières de la légalité et même parfois été condamnés pour cela. Mainio lui n’avait jamais été inquiété par la justice. Soit qu’il y ait de bons amis soit qu’il ait été assez malin pour ne pas se faire prendre, ce sympathique petit obèse changeait de visage à sa convenance et s’il avait toujours été extrêmement agréable à Sakari, celui-ci ne se faisait aucune illusion sur la personnalité parfaitement factice qu’il lui offrait. Un vieux serpent dans un panier de crabe, voila ce qu’était le ministre au sein du Parti du Progrès.
- « Et donc ? »
- « Et donc mon jeune ami, la crise que vous allez devoir traverser va vous mettre à l’épreuve sur bien des plans. On jugera votre intelligence sur votre capacité à creuser de plus en plus profondément dans ce gigantesque jeu d’échec qui se met en place devant vous. »
Sakari tenta une seconde gorgée qui passa mieux. Passé la première brûlure l’alcool était plutôt bon en fait, du moins au regard des standards du pays qui consommait un peu n’importe quoi pourvu que cela fasse chanter et réchauffe sur le pont des navires. Mainio poursuivit.
- « La guerre contre l’Empire est une pure formalité, tout comme le sort de Kotios, vous vous en doutez, je vous dirai bien « soyez prudent tout de même » mais enfin nous avons des alliés qui pensent pour quatre et l’Empire n’a littéralement aucun ami en ce bas monde, non le véritable enjeu est après. »
- « Vous pensez que ce sera une guerre facile ? »
- « Pas forcément, non, mais ce sera une guerre gagnée. Et si vous n’êtes pas trop idiot aucun pharois n’aura à souffrir de quoi que ce soit, contentez-vous de limiter les combats à Kotios et tout le monde considèrera l’affaire comme une victoire. Ce qui est plus important c’est le long terme, je vous l’ai dit. »
- « Allez droit au but, Mainio, je sais bien que Kotios est d’un intérêt stratégique pour nous et j’ai déjà prévu d’y installer une base militaire dès la fin du conflit afin de contrôler ce point stratégique, si vous croyez m’apprendre quelque chose vous vous trompez. »
L’autre lui adressa un sourire paternel.
- « Je le sais, je vous parle de plans stratégiques encore plus grand. »
Sakari haussa un sourcil. « Droit au but je vous ai demandé. »
- « Soit jeune homme, parlons franc : les mers du Nord sont notre chasse-gardée. Hormis l’Empire Démocratique et ce monstre endormi qu’est le Walserreich, personne ne peut nous y disputer la suprématie économique et maritime. Cette guerre est l’occasion rêvée de mettre hors d’état de nuire l’un des deux, mais il est hors de question que d’autres nations profitent de l’instabilité de la Commune pour s’implanter indirectement dans la région, or elles vont essayer, oui elles essayent même déjà... »
Sakari hocha la tête et se lança dans une troisième gorgée d’alcool sans rien répliquer.
- « Gagner cette guerre c’est assurer notre domination sur la région, premièrement, mais pas seulement. »
Se redressant un peu dans le canapé, le jeune homme tenta une objection.
- « La Fraternité roule pour nous, non ? »
Mainio eut une grimace.
- « Voila encore une affaire compliquée, disons que nous avons des moyens de pression mais n’oubliez pas que ce sont des anarchistes, des libres penseurs voyez-vous, autant dire qu’ils n’ont aucun sens commun. Ne comptez pas trop sur eux pour faire quelque chose d’efficace, comptez plutôt sur eux pour faire quelque chose de surprenant. »
Sakari hocha la tête. Il avait eu beau vouloir s’affirmer face au vieux ministre, à mesure que la conversation progressait il se sentait de plus en plus comme un gamin prenant une leçon. Le Syndikaali était un pays bien trop complexe pour pouvoir être résumé par les fiches que son ministère lui avait fourni à son entrée en poste. Des ramifications de corruption et de pouvoir entremêlées les unes aux autres comme les racines d’un arbre et qui nourrissaient cette machine étrange qu’on appelait la Libre Entente.
Mainio bu enfin à son tour et poursuivit ses explications.
- « Les gens font toujours l’étrange erreur de ne penser le monde que par le prisme du national. Tel pays ceci, tel pays cela, et leurs dirigeants… quelle folie mon ami, quelle folie… une folie qui s’exploite, voyez-vous ? »
- « Absolument pas. »
Mainio soupira.
- « Les communistes ont beau être des idéologues adolescents, ils n’ont pas totalement tort sur certains points : ce sont les masses qui font l’histoire et elles l’ont prouvé plus d’une fois. »