Extraits des notes du tlacuilo-chroniqueur-adjoint Secundus de Nagashima.Lors de mon admission au sein de l'ordre, quand je n'étais encore qu'apprenti auprès du premier chroniqueur, le tlacuilo avait fait un discours. Il avait exposé l'idée selon laquelle notre histoire était en pause depuis maintenant si longtemps... La révolution, en toute chose, avait poussée l'Union à se reconstruire. Et se recentrer sur elle-même. La chronique détaillée, l'histoire de la réintégration des rayons à la Roue, fut le sujet de tout les ordres canoniques habituels. Moi, j'avais cependant rejoint celui des groupes armés. Des chevaliers et de la Garde. Et notre histoire, trente ans durant, fut celle d'une pause. Il n'y avait rien à raconter que la lente désagrégation des lignes, ambitions et organigrammes. L'armée fondant dans la société, digérée par celle-là. Dans les codex des tlacuiloques, des listes de nom, de régiments, de formation. Des évènements commémoratifs. Une langueur, qui se change en tristesse quand on comprend l'expérience perdue au profit de la paix. Pourtant ce sont bien les textes de leurs prédécesseurs, riches d'enseignement et que l'on se passait sous le manteau avant la révolution, qui ornent les pages des manuels guerriers. C'est bien le retour d'expérience de mes prédécesseurs qui apprend aux hommes ce qu'est le front. Et ces retours, maintenant, sont si anciens...
J'ai été nommé chroniqueur adjoint. Mon rôle n'est pas de lister, pas de savoir, mais de sentir. Je dois être le cœur du Codex. En cette première opération extérieur du Kah à l'étranger, en cette occasion historique qu'est la renaissance de nos armes, je dois être le retour d'expérience qui servira à tous nos successeurs. Mon rôle et d'être partial, pour entrer dans l'immortalité comme le rayon de la Roue ayant décrit la guerre par le ressenti des hommes et non leurs faits d'armes. Ces notes se doivent d'être personnelles. Elles serviront à déterminer l'inclinaison du codex, et à pénétrer, derrière les listes et chroniqueurs, le ressenti réel. C'est mon serment initial, que je rappelle ici par nécessité morale et personnelle.
Dans de nombreux cycles, d'autres apprentis liront mes lignes sur ordres des tlacuiloques, et en tireront leurs propres conclusions. Des soldats apprendront dès leurs premiers mois de casernes, ce que furent les premières guerres du Kah lors de ce cinquième cycle de son existence. Répétition sans cesse différente, la même chose plus en avant. Comme les planètes, orbitant autour d'un soleil qui lui-même avant dans l'espace. Tout suit le même mouvement. Progrès, répétition. Un sillon d'Histoire dans le passage de choses.
Car Kah est une roue.
Les ordres sont tombés très rapidement après le début de la crise. Les officiers sont rodés depuis le conflit du Damann et les soldats se doutaient sans doute qu'on en arriverait là : les partisans du Club étaient d'un pessimisme à toute épreuve concernant la situation en ville. Les faits leur donnent désormais raison. Cela n'explique pas la réaction rapide du citoyen-général. On peut estimer que la visite de hommes de la Fraternité des mers du Nord y est pour beaucoup. Ils sont arrivés sous bonne escorte, traités comme des invités de marque. Il y aurait de quoi s'étouffer, beaucoup de ces pirates sont considérés comme des terroristes à l'étranger. Le Kah fait exception. En ce qui concerne Kotios, la Fraternité est une armée légitime. Et en ce qui concerne les mers du nord… Ont-ils jamais frappé que les libéraux et les dictateurs ? Ce ne sont pas là de graves accusations de collusion entre la Garde et la Fraternité. Tout au contraire. Il y a mille façons de défendre un même idéal. Les Gardes et les pirates emploient des fusils. Peut-être que les pirates ne pilleraient pas si violemment s'ils étaient faits armée officielle du Pharois. Ils sont seuls responsables de leurs actes mais on ne peut pas nier qu'ils sont une force du bien, luttant qu'ils le sachent ou non pour la réalisation du Kah. La Roue creuse le sillon dans lequel ils progressent.
De manière presque étrange, je soupçonne qu'ils pourraient bien ne pas être les plus étranges de nos alliés en cette occasion. Un citoyen-sergent, qui vient comme moi de Chan-Chan, ce qui a participé à nous rapprocher, pense que les partisans libéraux viendront à notre aide. Les partisans libéraux, lui dis-je ? Et en quel honneur. Se battront-ils seulement, ou tiendront-ils leurs positions en espérant pouvoir s'intégrer aux lendemains que promettent les fascistes ?
Il semblait persuadé qu'ils nous assisteraient. C'est un homme très modéré, doué et intelligent. Assez sûr, bien que l'histoire ne tend pas à prouver ce qu'il avance; On le sait bien, les "démocrates", "libéraux", et capitalistes maladifs comme on les connaît n'ont qu'une vigueur idéologique minime. Nous représentons une menace bien plus tangible à leur idéal économique, maintenant que la guerre ouvre la porte de toutes les purges que les plus radicaux de nos partisans demandaient, que les fascistes. Le capitalisme s'associe très bien à l'autoritarisme. Ils survivront sans doute à cette république. Mais peut-être craignent-ils êtres exclus du système clientéliste qui accompagne généralement ces régimes bruns ? Le Kah seul peut en juger, l'Histoire nous apprend des choses contradictoires à ce sujet. Finalement, peut-être que les libéraux nous rejoindrons. Nous ne sommes pas ici depuis assez longtemps pour juger de leur stature, mais les hommes sont partout les mêmes. Il y en a des bons de part en part, fussent-ils dans l'impasse idéologique. Restera à les trouver, et à leur fournir les armes qu'ils demanderont.
Nous concernant, les décisions ont toutes été prises après l'arrivée des franciscains. Elle a fait grand bruit. Un tremblement de terre dont les secousses arrivèrent jusqu'au port industriel et renversèrent même, selon un Garde, le bureau du citoyen Zaïd. C'est dire sa violence. Désormais on craint la confrontation. Et que l'escarmouche ne se change en guerre. Je vais suivre le sillage du Groupement tactique Belladone, composé d'escadrons motorisés et de batteries d'artillerie du premier régiment. On compte un peu plus de mille hommes et leur équipement. De l'artillerie pour abattre les fortifications, des canons pour éventrer les véhicules, quelques-uns des hommes les plus rodés de l'Opération interarmes Foudre, qui s'est abattue au Damann. Cette bataille urbaine ne sera cependant pas aisée. On craint de devoir ménager les locaux, la présence de partisans ne fait aucun doute, et il est attendu que la ville soit prise comme otage de nos ennemis. Méthodes de guérilla classique auxquelles il faudra faire face. Le Codex saura se remplir des brillantes tentatives et erreurs terribles de nos hommes ; Puissent-ils être bien inspirés.
Tout ce que j'entends sur le port et l'aéroport semble d'un rassurant inhabituel. Le port doit sans surprise être l'opération la plus simple : les hommes y sont déjà des amis du Kah, ou de ses amis. Il y a une alliance de fait entre les citoyens et le club qui tient à l'ancienneté de son installation en cette zone et en l'étendue de ses bonnes actions pour la population. Les soldats prirent position sans difficulté et, malgré la tension naturelle liée à la situation, on m'a dit que tout s'y passait normalement, comme si, à l'exception du déploiement des hommes, il n'y avait en fin de compte aucune crise.
Même constat pour l'aéroport international, autour duquel fut bien vite établi le périmètre demandé par les officiers. Oui, la population y était plus grise. Neutre. On peut sans doute y craindre quelques actions isolées de partisans. Mais il y a aussi eu des actes de liesse. Des citoyens venant remercier les gardes pour leur action, d'autres qui fournirent sans opposer de résistance des conseils et avis sur la position à adopter dans le labyrinthe des rues. On informa les soldats des passages dérobés, des caves suspectes. Au final, quand il fut établi qu'il n'y avait pas là d'occupation militaire, mais bien une action de protection faite à la demande d'au moins une partie du parlement légitime – où de ce qu'il en restait maintenant, l'état-major seul des partis légitimes au pouvoir – et aussi à celle du personnel de la régie aéronautique, on se calme. Les choses étaient stabilisées. Personne ne voulait voir la guerre à sa porte. Ils étaient trop loin de l'exaltation pour qu'elle ne les infecte vraiment. Se créait, par simple vertu de la distance, un comportement attentiste. Les soldats, installés, devaient désormais faire en sorte qu'aucun agitateur ne puisse changer la donne.
Le Groupement tactique Belladone fit face à des difficultés plus prononcées. Pour cause nous nous rendions tout simplement à l'épicentre de la catastrophe. Contrairement à ce qu'on prétend, le cœur de la tempête n'est pas toujours calme. Les mille gardes s'étaient dépêchés de rejoindre les rues qu'on leur avait indiqués selon un système complexe de filet devant permettre d'encercler rapidement les positions ennemies. Nous fument précédé en la matière par les hommes et femmes de la Fraternité, qui avaient pour eux l'avantage d'être déjà déployés sur les lieux. On m'apprit que les quartiers officiels de leur parti étaient installés dans un vieil hôtel particulier séparé du parlement par son grand jardin seul. Ils ne pouvaient ignorer les évènements et avaient plus que probablement prit les dispositions s'imposant dès qu'il ne fit plus aucun doute quant à ce qui avait lieu. Nous fument ainsi précédés par ces gens de la fraternité, dans leurs camions, avec leurs fusils de chasse, criant à la population les ordres d'usage. Par simple souci politique – et peut-être aussi d'organisation – on se divisa l'espace pour que le Kah aussi ait ses petits lieux d'expression privilégiée. Je fus d'ailleurs mis à contribution, en mes qualités de tlacuilo. Il fallut brièvement, avant qu'un prêtre juge ne prenne le relais, sanctifier les lieux et inviter la population à se réjouir de l'occasion historique. Les soldats, d'un pragmatisme plus froid, se contentèrent de leur intimer de rester chez eux. Il y eut quelques lancers de pierre auxquels on répondit par la menace des crosses. Violence déplorable, unique solution. On demanda à l’État-major de faire venir des munitions caoutchoucs, au cas où. Elles prendront un moment pour arriver.
On nous lança aussi des fleurs, mais plus discrètement. Là encore il se trouvait des alliés parmi les marées de citoyens effrayés, et les quelques exaltés, brutes sans éducation et pataudes, qu'il fallut bien mater, les repoussant doucement – ou moins doucement – vers les zones contrôlées par la peste brune. Comme il ne faisait aucun doute que la situation allait rapidement se changer en fusillade on profita qu'ils n'en étaient encore qu'à nous lancer des insultes pour installer les canons. Tireurs embusqués aux fenêtres et sur les toits, artillerie dans des bases arrières, prête à faire feu si l'impensable se produisait, et canons dans les rues, derrière leurs épaisses armures métalliques, là pour éventrer les voitures qu'ils utilisaient comme barricades. Et ce fut tout.
On cru un bref instant que la guerre avait commencée quand on nous rapporta, catastrophé, des premiers échanges de tir bien au sud, sur la route suivie par les franciscains évacuant, mais il s'avéra finalement qu'il s'agissait d'un incident isolé. La Fraternité, nous faisant exemple de sa multipolarité superbe mais désorganisée. Elle avait à cette occasion été purgée de quelques-uns de ses membres les plus idiots, sans pour autant envenimer la situation. La Roue soit louée.
Maintenant, nous attendons. On a placé le quartier général dans un ancien hôtel particulier excentré du quartier de l'assemblée, où un véhicule radio fait le lien avec l'ensemble des bases de feu et des positions retranchées. Tout pourrait éclater, mais ce n'est pas souhaitable. Pas pour nous car ils ont des otages. Pas pour eux, car nous avons des canons. Les hommes sont tendus, mais concentrés. A ce stade du conflit il est inutile de se couvrir de craintes ou de regrets. Les Gardes ont une mission qu'ils accompliront. Gloire aux survivants, pitié pour les autres.
La position actuelle de l'officier en charge est simple. Inspirée, si j'ose l'avancer, par la lecture du Codex Murrean, sur la crise d'entrée au troisième cycle de réalisation du Kah.
Attendre. Ne rien faire. Tenir la ligne.
Combien de temps peut-on survivre dans une assemblée ? L'électricité n'a pas encore été coupée mais ça ne devrait pas tarder. Ils mourront de faim avant d'être touchés par nos balles, si le Kah le veut. Quand ils seront faibles, je suppose que comme à Murrean, nous tenteront de récupérer les otages. Ou de négocier leur libération. L'officier est clair à ce sujet : plutôt briser l'esprit des ennemis du Kah, les voir – ce sont ses mots – s'étouffer dans sa merde, que briser leur corps. Tuer un fasciste en fait un martyr. L'affamer ? Le pousser à se rendre ? Briser toute sa volonté ? Un exemple pour les codices.
Il faut aussi assurer nos arrières. Nous manquons d'homme. Il y aura sans doute un redéploiement des troupes du port et de l'aéroport, si l'aide de la Fraternité ne suffit pas.
Par l'éternel recommencement, sommes-nous donc tombés si bas ? Ils ont montés des enceintes pour couvrir les discours de ce fou de Peter Cushing. Sait-il seulement ce qu'il a enclenché ? J'ai peur que nos amis de la Fraternité ne craquent avant nos ennemis. Ce que nous nous apprêtons à faire...
Nuit est jour, les enceintes hurleront sur nos ennemis. Ils n'auront plus le loisir de la tranquillité, du silence, du sommeil.
Personne, rien ne pourra plus l'empêcher.
Puissent les générations futures nous pardonner.