Interview à un checkpoint dans la campagne peprolienne
Au loin, une colonne de fumée témoigne de l’avancée des chars novigradiens sur la route enneigée. Les quelques grands axes menant à Peprolo sont coupés depuis quelques jours par les forces du Norstalkian qui y ont installés des checkpoints.
Devant deux caméras de télévision, un officier pharois bourre sa pipe consciencieusement, prenant grand soin de ne pas faire tomber de tabac par terre. «
On ne sait jamais de quoi demain est fait, je pourrai venir à en manquer. » explique-t-il rigolard pendant que les journalistes terminent les derniers préparatifs.
«
Voilà ça tourne. »
«
Ah bien ! »
«
Attendez… je vous donne le top. »
«
J’ai tout mon temps. »
Un voyant s’allume, un caméraman fait signe d’un geste de la main à la journaliste qui fait signe à son tour à l’officier. Celui-ci hoche la tête et glisse l’embout de sa pipe entre ses dents.
Clémentine Jaguard : « Clémentine Jaguard, pour l’Agence Générale de Presse, bonsoir, je suis actuellement avec le citoyen Anssi en plein milieu de la campagne prodnovienne, au niveau d’un checkpoint mis en place par la Coalition, citoyen Anssi bonsoir… »
Citoyen Anssi : « Bonsoir. »
Clémentine Jaguard : « Merci de répondre à nos questions, on est sur un point chaud ici du conflit qui oppose les forces de l’ONC à celle de la coalition du Conseil de Défense ? »
Citoyen Anssi : « Ah chaud ouais bouillant même ! » il rigole. « Ça nous fera pas de mal parce que ça caille sévère ici hein. Non plus sérieusement pour le moment on ne peut pas parler de conflit, on verra ce qu’il en sera d’ici trois heures, ouais, mais pour le moment non. En fait, quoi qu’on en pense ou en dise, la paix règne au Prodnov. L’enjeu maintenant c’est la transition politique vers la stabilité du pays. Nous revendiquons l’instauration d’un gouvernement d’union nationale pour éviter ce qui arrive souvent à la fin des conflits fratricides, c’est-à-dire des purges. »
Clémentine Jaguard : « Purges qui ont déjà eu lieu. »
Citoyen Anssi : « Ouais, et non. L’ancien gouvernement a massacré sa population et le Conseil de Défense a mis fin à la boucherie en faisant pression sur l’armée. Maintenant l’objectif premier c’est que tout ça n’ait plus lieu au Prodnov. »
Clémentine Jaguard : « Vous craignez que les massacres reprennent ? »
Citoyen Anssi : « En fait c’est déjà le cas. Le putsch dans la capitale a mené à l’assassinat d’un grand nombre de gens, certains soutiens du régime d’autres… difficile à dire. Vous savez une guerre civile larvée, bon, ça ne laisse pas vraiment le temps pour les tribunaux et la justice. Je pense que les démocrates de Staïglad se sont pas posé beaucoup de questions quand il fallait tirer des balles dans la tête. »
Clémentine Jaguard : « Donc vous accusez le gouvernement de Staïglad de crimes de guerre ? Vous avez des preuves ? »
Citoyen Anssi : « Plusieurs, oui. Et des soupçons. On a des photos charniers par drones, on ne sait pas exactement de quand datent les exécutions. C’est l’hiver, les corps se conservent, peut-être que c’est l’ancien gouvernement, peut-être pas. Honnêtement, c’est difficile d’imaginer qu’une minorité armée qui vient de renverser une administration ait les mains complètement propres. Maintenant une fois qu’on a dit ça, on n’a rien dit. Nous ce qu’on craint c’est qu’en proclamant unilatéralement les mecs de Staïglad comme les nouveaux dirigeants du Prodnov, on perde complètement trace des crimes perpétrés sur ce sol parce qu’ils seront effacés, mais surtout qu’on assiste à un déchaînement de violence contre les populations fidèles à l’ancien régime et plus généralement les communistes. »
Clémentine Jaguard : « Qu’en est-il de ceux qui vous opposent que le gouvernement de Staïglad serait le résultat de l’aspiration démocratique des prodnoviens. »
Citoyen Anssi : « Que c’est factuellement faux. Vous avez vu une révolution, vous ? Non, des types armés de fusils mitrailleurs prennent la capitale et se proclament grands démocrates, je veux bien que par cynisme ou naïveté les gars de l’ONC décident d’y croire, mais le Conseil de Défense est plus pragmatique : un gouvernement démocrate c’est un gouvernement élu, point barre. Sinon on peut aussi dire que la Thidarie est démocrate puisqu’il suffit visiblement de le dire pour que ce soit vrai. »
Clémentine Jaguard : « Mais comment comptez-vous organiser des élections si le pays est divisé et occupé. »
Citoyen Anssi : « Déjà, pas du jour au lendemain, c’est certain. Ensuite nous allons proposer un appel d’offre pour que le reste du monde envoie ses observateurs sur place afin de permettre une désescalade. »
Clémentine Jaguard : « C’est officiel ça ? »
Citoyen Anssi : « Je sais pas, je suis en direct ? »
Clémentine Jaguard : « Oui. »
Citoyen Anssi : « Alors c’est officiel. Clairement on ne peut pas refiler les clefs du pays unilatéralement à un groupe armé, même avec de bonnes intentions. Là derrière moi j’ai des dizaines de milliers de réfugiés et de types à Peprolo, il se passe quoi si demain le Conseil de Défense s’en va ? J’ai quelle garanties que les gars vont pas se faire purger dès qu’on aura mis les voiles. »
Clémentine Jaguard : « C’est pour ça que vous continuez de tenir la zone… » Le caméraman fait un plan sur le checkpoint. « Mais vous n’avez pas peur que cela plonge justement à nouveau le Prodnov dans la guerre ? »
Le Pharois rigole.
Citoyen Anssi : « Peur ? Non, du tout. Vous non plus d’ailleurs sinon vous ne seriez pas ici. » Il désigne la colonne de fumée. « Vous voyez ce qu’il y a cent mètres ? C’est de la mine anti-char. Pas de l'antipersonnel, notez bien. Et juste derrière, enfin à distance de sécurité, il y a nous. Ça veut dire que si nos amis là-bas veulent pénétrer le territoire, ils vont devoir y aller en force et ça, croyez-moi, personne ne le veut. »
Clémentine Jaguard : « Qu’est-ce qui vous permet de dire ça ? »
Citoyen Anssi : « J’ai tendance à croire en l’intelligence des gens, attaquer un camp de réfugiés et une ville à coup de canons, aucun état-major n’est assez dingue pour ça, surtout sous le nez des caméras. »
Il fait un clin d’œil.
Clémentine Jaguard : « N’est-ce pas prendre les populations civiles comme bouclier ? »
Citoyen Anssi : « Pour qu’il y ait bouclier il faut que quelqu’un tape dessus. Que l’ONC fasse demi-tour et il n’y aura aucun coup de feu, exactement comme pour la reddition de l’armée rouge. Vous savez, je vous le confie, une des plus vieilles stratégies pirates est bien souvent d’éviter le combat autant que possible. Gagner une guerre c’est d’abord et avant tout ne pas la déclencher. Nous avons gagné la guerre, pacifié le Prodnov sans que ne coule une seule goutte de sang et nous comptons bien le refaire, par l’intelligence, par la diplomatie. Toutes les autres méthodes, je les laisse aux barbares, l’humanité n’a pas besoin d’eux. »
Clémentine Jaguard : « Et le… ah, ça bouge ? »
Citoyen Anssi : « Oui, visiblement, vous devriez monter dans le camion là-bas, si les choses se compliquent on vous renverra à Peprolo mais d’ici là, soyez gentille, continuez de filmer… »